vendredi 7 février 2014

Neige, Orhan Pamuk


Ma note: 8,5/10

Voici la présentation de l'éditeur: Le jeune poète turc Ka - de son vrai nom Kerim Alakusoglu - quitte son exil allemand pour se rendre à Kars, une petite ville provinciale endormie d'Anatolie. Pour le compte d'un journal d'Istanbul, il part enquêter sur plusieurs cas de suicide de jeunes femmes portant le foulard. Mais Ka désire aussi retrouver la belle Ipek, ancienne camarade de faculté fraîchement divorcée de Muhtar, un islamiste candidat à la mairie de Kars. À peine arrivé dans la ville de Kars, en pleine effervescence en raison de l'approche d'élections à haut risque, il est l'objet de diverses sollicitudes et se trouve piégé par son envie de plaire à tout le monde : le chef de la police locale, la sœur d'Ipek, adepte du foulard, l'islamiste radical Lazuli vivant dans la clandestinité, ou l'acteur républicain Sunay, tous essaient de gagner la sympathie du poète et de le rallier à leur cause. Mais Ka avance, comme dans un rêve, voyant tout à travers le filtre de son inspiration poétique retrouvée, stimulée par sa passion grandissante pour Ipek, et le voile de neige qui couvre la ville. Jusqu'au soir où la représentation d'une pièce de théâtre kémaliste dirigée contre les extrémistes islamistes se transforme en putsch militaire et tourne au carnage. Neige est un extraordinaire roman à suspense qui, tout en jouant habilement avec des sujets d'ordre politique très contemporains - comme l'identité de la société turque et la nature du fanatisme religieux -, surprend par ce ton poétique et nostalgique qui, telle la neige, nimbe chaque page.

Voici le début du roman : "Le silence de la neige, voilà à quoi pensait l'homme assis dans l'autocar juste derrière le chauffeur." Cette phrase, en référence au titre du roman, démontre la poésie du livre avec "Le silence de la neige", et elle évoque aussi la mémoire avec le verbe "penser". Comme c'est à son habitude, Orhan Pamuk utilise un style d'une grande poésie sans tomber totalement dans la prose poétique. La neige, bien entendu, retient notre attention, elle est toujours décrite "en silence". Voici une autre citation du début : "La neige tombait, telle qu'elle tombe en rêve, lancinante, silencieuse." Pamuk ne cesse de rapprocher "la neige" avec "le silence" et ce, pendant tout le roman. Ensuite, nous retrouvons ce style de phrase, comme on peut en retrouver dans les classiques : "Profitons de son somme pour donner sans bruit quelques informations à son sujet", en parlant du personnage principal. Cela m'a rappelé Victor Hugo, Alexandre Dumas, entre autres, qui s'adressent directement aux lecteurs. Par contre, avec "Neige", nous saurons pourquoi il utilise ce procédé un peu plus loin au cours de notre lecture. Pamuk profite de ce passage pour décrire le personnage principal qui a la poésie comme passion fondatrice : "Sa passion essentielle, toute sa pensée, était la poésie". Et c'est cela qu'il faut retenir avec ce roman, le fait qu'un poète devient prisonnier du "politique" et du "terrorisme" et qu'on ne peut y échapper, même par la poésie. En fait, Pamuk réussit le tour de force d'entremêler le pire de l'homme (la guerre, le terrorisme, le pouvoir politique, etc.) avec le meilleur (la poésie). Dans la deuxième moitié du roman, le narrateur (Pamuk lui-même parce que "Neige" a la même construction que "Le musée de l'innocence" et il devient ainsi une biographie, écrite par Pamuk, sur son ami Ka), donc le narrateur part sur les traces de Ka et enquête sur son assassinat. Le roman bascule donc un peu dans le "policier". Nous apprendrons que "Neige" est aussi un poème écrit par Ka, et que le roman repose sur la structure d'un flocon de neige où chaque branche est un poème. Rappelons-nous que dans "Le musée de l'innocence" la structure reposait plutôt sur la visite que nous faisions d'un musée privé. Ces deux romans ont donc de fortes similitudes quant à la forme, notamment parce que leur structure est d'une originalité certaine. Mais l'histoire fondamentale de "Neige" est celle de Ka qui part à la recherche de son enfance et il découvrira une société changée, surtout par la religion.

La relation entre Ka et Ipek rappelle aussi "Le musée de l'innocence" alors que le "suspense" qui est percé par la poésie rappelle "Mon nom est rouge". Pamuk remonte, selon moi, à la période romantique quant à son style mais avec ses thèmes aussi. Le mot "romantisme" a cette définition dans le Larousse "(LITTÉR.) Cherchant l'évasion dans le rêve, dans l'exotisme ou le passé, le romantisme exalte le goût du mystère et du fantastique. Il réclame la libre expression de la sensibilité et, prônant le culte du moi, affirme son opposition à l'idéal classique. (...)" Alors, on n'est pas dans le plein romantisme, comme Goethe par exemple, mais plutôt dans une sorte de réalisme qui prend quelques idées du romantisme. Quant au personnage principal, le nom qu'il se donne, "Ka" (ses initiales), n'est pas sans rappeler Kafka et le "K." du "Château". Les deux romans ont un personnage pris avec son destin dans un univers aliénant. Comme le K. de Kafka, le personnage principal de "Neige" arrive dans une petite ville recouverte de neige, à la recherche d'une chose (peut-être le bonheur) qu'il ne pourra atteindre. Cependant, "Neige" est aussi un roman sur le suicide. Les deux derniers romans sur ce thème que j'avais lu sont "Le naufragé" de Bernhard, que j'avais trouvé génial, et "La ballade de l'impossible" de Murakami. Orhan Pamuk ne réussit peut-être pas à atteindre l'ultime sensibilité de "La ballade de l'impossible", mais il ajoute un aspect politique, sociale et religieux à la chose. Ce sont trois romans qui traitent différemment du suicide, mais la beauté qui s'en dégage est du même niveau.

En conclusion, je crois que "Neige" est encore plus puissant que "Mon nom est rouge", et ce dernier faisait déjà partie de mes romans préférés. Pamuk est un écrivain exceptionnel, notamment par son travail minutieux, comme l'était Flaubert. Comme ce dernier, il prend plusieurs années pour écrire un roman et le résultat est probant. La neige sert de symbole dans ce roman et les métaphores s'y rattachant sont nombreuses. En plus des phrases citées plus haut on retrouve d'autres passages comme celui-ci : "(...) ses souvenirs étaient comme enfouis sous la neige". La neige est vue par ce roman comme un symbole de pureté (le blanc étant généralement associé à la pureté). Elle sert à nettoyer la saleté, la boue, et donc, le passé. Mais elle étouffe aussi ! Ka était venu dans cette petite ville pour enquêter sur les suicides des jeunes femmes. Mais en plus de la mort, il a rencontré la vie !

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