mercredi 12 mars 2014

La défense Loujine, Nabokov


Ma note: 8,5/10

Voici la quatrième de couverture: «De tous mes livres russes, La défense Loujine est celui qui contient et dégage la plus grande "chaleur" - ce qui peut paraître curieux, sachant à quel suprême degré d'abstraction les échecs sont supposés se situer. En fait, Loujine a paru sympathique même aux gens qui ne comprennent rien aux échecs et/ou détestent tous mes autres livres. Il est fruste, sale, laid - mais comme ma jeune fille de bonne famille (charmante demoiselle elle-même) le remarque si vite, il y a quelque chose en lui qui transcende aussi bien la rudesse de sa peau grise que la stérilité de son génie abscons.» Vladimir Nabokov.

"Il était plus fort en arithmétique." Dès les premières pages, on sent que le destin de Loujine est tracé d'avance par des parents inquiets de son futur. Son père s'appelle lui aussi Loujine, et compte donner à son fils le nom de Loujine, ce nom de famille qui semble lourd à porter, du moins c'est l'impression que le roman nous laisse au départ. Et Loujine fils accepte mal ce nom, ou plutôt cette "désignation". Il adopte un comportement bizarre comme ses parents l'avaient prévus, notamment parce que ceux-ci décident de l'appeler par son nom de famille. Loujine (comme Nabokov d'ailleurs) grandit dans un univers aristocrate. Loujine père est écrivain. Loujine fils est quelqu'un de spécial selon Loujine père, bien que le maître d'étude ne semble pas s'en apercevoir. Il est à l'écart des autres jeunes de son âge (il le sera toute sa vie) et se fait même intimider. En fait, on le sent toujours à l'écart de tout. Se découvrant une passion pour la symétrie, la forme des choses, Loujine découvrit un peu plus tard les échecs et cela changera le cours de sa vie (et du roman). Le livre bascule dans le bildungsroman mais avec la particularité que l'apprentissage du héros se fera à travers le prisme du jeu d'échecs. Nabokov fait de ce jeu cette description : "C'est un jeu des dieux. Il y a là des possibilités infinies". On assiste à la formation du génie des échecs, lequel était extraordinaire à ce jeu avant même de connaître les règles, tellement il était habité par lui. La passion de Loujine augmente de plus en plus : " Eh bien, se dit Loujine père, en s'essuyant le bout des doigts avec son mouchoir, c'était à prévoir. Ce n'est pas pour s'amuser qu'il joue aux échecs : il célèbre un culte."

"La défense Loujine" est parmi ses premiers romans, ceux écrits en russe, alors que Nabokov écrira en anglais dans la deuxième moitié de sa carrière. C'est un roman centré sur les descriptions, où les dialogues - qui eux sont intégrés au texte - sont d'une brièveté certaine. Malgré une intrigue quand même assez forte, un suspense bien mené, les descriptions finissent toujours par triompher. Voici un exemple où le mariage entre les descriptions-l'action se fait bien et où Nabokov est très habile contrairement à la plupart des écrivains : "Voici les toits des isbas, tapissés d'une mousse épaisse d'un vert vif, voici le vieux poteau familier, avec son inscription à demi effacée (nom du village, nombre des habitants), voici la grue du puits, un seau, la boue noire, une paysanne aux jambes blanches. Au-delà du village, les chevaux gravirent la côte au pas, et derrière, plus bas, surgit la seconde voiture où se trouvaient, pressées l'une contre l'autre, la gouvernante française et l'intendante, qui se détestaient cordialement. Le cocher claqua des lèvres et les chevaux reprirent leur trot. Au-dessus d'un champ moissonné, dans le ciel incolore, une corneille passait lentement." On assiste réellement au développement d'un nouveau Flaubert du 20e siècle. Les descriptions sont élégantes mais toutes en retenues, et comme Flaubert il rend les détails importants, le rythme coule comme un fleuve normal, Nabokov n'en fait pas trop mais en même temps il parvient à créer un style où la finesse côtoie la dureté, où l'action est fortement appuyée par des descriptions classiques, d'un grand lyrisme digne des meilleurs écrivains du 19e siècle.

En conclusion, Nabokov poursuit dignement la tradition de l'excellence des romans russes, de l'âme russe, et ainsi, en plus de Flaubert, il devient le parfait héritier de Pouchkine, Gogol, Dostoïevski et Tolstoï. Lorsque je lis pour la première fois un auteur d'une si grande maîtrise, j'ai tendance à ne m'intéresser qu'au style en délaissant l'histoire qui devient secondaire à mes yeux. Je devrai donc relire ce roman très bientôt qui, à vue de nez, est un chef-d'oeuvre. J'ai adoré ce roman, le deuxième qui traite des échecs que j'ai lu après "Le joueur d'échecs" de Zweig qui lui, traitait davantage d'une histoire simple, sans rentrer dans les détails de la vie des protagonistes comme le fait Nabokov. Je ne connais rien à ce jeu, et Nabokov a raison d'écrire, en préface (et en quatrième de couverture) que l'amour de ce jeu n'est en rien un prérequis pour apprécier pleinement ce livre. Parce que tout ce qui compte, c'est la prose !

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