lundi 15 décembre 2014

La muraille de Chine, Franz Kafka


Ma note : 8/10

Voici la quatrième de couverture: «En cinq ans, on pouvait construire environ cinq cents mètres ; après quoi, il est vrai, les chefs étaient en général trop épuisés et ils avaient perdu toute confiance en eux-mêmes, toute foi dans la Construction et les choses du monde. Alors qu'ils étaient encore dans l'exaltation des festivités célébrant la jonction de mille mètres de Muraille, on les envoyait au loin, très loin. Au cours de ce voyage, ils voyaient surgir dans le paysage des pans achevés de la Muraille, ils passaient devant les quartiers généraux des grands chefs qui les décoraient ; à leurs oreilles retentissaient les clameurs des nouvelles armées de travailleurs déferlant des profondeurs du pays.»

Peter Gabriel a déjà dit de Robert Lepage que ce dernier ne touchait pas le « cœur » mais bien « l'esprit » des gens. En littérature, on pourrait dire que parmi les prosateurs du 20e siècle, Franz Kafka est celui qui se rapproche le plus d'une telle affirmation. Je ne suis pas d'accord avec ceux qui disent que Kafka avait un beau style d'écriture. Kafka avait du style, mais pas un beau style. Chez lui sont absentes les envolées lyriques que l'on retrouve entre autres dans l'œuvre romanesque de Goethe et Hugo. Il s'est complètement distancé du romantisme. Aussi, Kafka est selon moi à l'opposé de beaucoup d'écrivains de son époque, notamment de Marcel Proust et de Virginia Woolf. Le style de Kafka est mécanique, précis, concis. Et cela est vrai dans ses romans de même qu'ici, avec ses nouvelles. D'un point de vue plus personnelle, j'ai commencé à aimer Kafka-l'écrivain lors de la relecture du « Procès » quand j'ai compris que Joseph K. était en réalité bel et bien coupable. Coupable de vivre ! Quant à Kafka-l'homme, que l'on retrouve dans sa correspondance et dans son journal, comme tout le monde, je l'ai toujours aimé.

Alors, qu'en est-il de ce recueil de 35 nouvelles et textes ? La citation de Jean-Paul Sartre sur la quatrième de couverture représente assez bien ces nouvelles (comme les romans de Kafka) : « Son univers est à la fois fantastique et rigoureusement vrai. » Dans « La taupe géante », la deuxième du recueil, le narrateur évoque l'histoire oubliée d'une taupe géante : « Ceux qui, comme moi, ne peuvent souffrir la vue d'une taupe ordinaire seraient sans doute morts de dégoût devant la taupe géante qui a été observe, il y a quelques années, à proximité d'un village sur lequel cette apparition renom passager. » Cette nouvelle rappelle « La métamorphose » avec l'apparition d'un phénomène inexplicable qui est pris relativement à la légère par la plupart des protagonistes. Elle rappelle aussi « Le procès » par l'absurdité des instances en autorité. De plus, elle rappelle le village du « Château ». Mais comme plusieurs autres textes du recueil, celui-ci reste inachevé et cela a même constitué, dans mon cas, une chute ! Ensuite, dans « Recherches d'un chien », le 33e texte du recueil, une nouvelle d'une cinquantaine de pages, restée à l'état de fragments parce que posthume, le narrateur est à la première personne du singulier mais l'on suivra un chien : « Peut-être m'apportèrent-elles fatigue et lassitude, mais, à tout prendre, je restai un chien correct, bien qu'un peu froid, réservé, inquiet et prévoyant. Comment aurais-je pu d'ailleurs sans ces périodes de détente atteindre à l'âge avancé dont je jouis maintenant ? » Encore une fois, Kafka nous amène dans des contrées étrangères comme dans « La métamorphose » à la découverte de « l'autre » et le plus intéressant dans cette nouvelle, c'est que le narrateur-chien s'adresse non pas à nous-lecteur mais à un lectorat-chien : « Bien que troublé par le vacarme qui les accompagnait, on les avait salués comme chiens, mais c'étaient bien des chiens, des chiens comme vous et moi ; on les regardait comme on fait d'habitude pour les chiens rencontrés sur la route. » Ensuite, dans ce livre, il y a plusieurs petites proses comme « Le retour » où un homme semble étranger à sa propre famille, alors qu'il revient d'un lieu gardé secret (encore une fois, « La métamorphose » n'est pas loin) : « Que leur suis-je, moi, pourtant fils du vieux fermier, mon père ? Et je n'ose frapper à la porte de la cuisine, je n'écoute que de loin, et debout ! de peur de me faire surprendre en train d'écouter aux portes. » Il semble revenir d'entre les morts ! Dans « Le voisin », autre petite prose, le narrateur, comme plusieurs autres nouvelles, semble éloigné de la vie extérieure ce qui finit toujours par se retourner contre lui. Et ici, le narrateur a un étrange nouveau voisin de bureau...Certains textes sont inachevés comme « La taupe géante », d'autres sont complets et assez longs, d'autres ne font qu'une page ou deux. Bref, ce recueil de constitution assez disparate est parfois frustrant à lire mais l'on retrouve l'esprit kafkaïen, sa volonté de grandeur, son étouffement, etc. Je ne le conseillerais pas aux non-initiés, mais pour compléter l'œuvre de cet écrivain, il constitue une lecture extraordinaire.

En guise de conclusion, j'aimerais comparer, d'une façon générale, Kafka avec d'autres écrivains:

Jusqu'à preuve du contraire, Dieu n'existe pas et la vie n'a pas de sens. C'est pour cela, entre autres, que je considère Leopardi, Schopenhauer et Beckett comme les trois plus grands génies des lettres, constituant selon moi la trinité ultime de la poésie, de la philosophie et de la littérature. Pour Kafka, je ne peux pas vraiment le placer dans cette catégorie parce que son œuvre nous renvoie certes l'absence de sens (bien que même cela, c'est parfois équivoque), mais avec ses paraboles, sa relation avec Dieu devient complexe, énigmatique. (Je parle toujours de son œuvre et non de sa correspondance). Quant à Nietzsche, il a tué Dieu, donc bien sûr Dieu est mort pour lui, mais ce philosophe nous est arrivé avec l'éternel retour et ainsi, par la force des choses, Nietzsche voit un sens à la vie. Pour Nietzsche, l'éternel retour du même est la vie qui se répète (ce n'est qu'un concept) et notre devoir est donc de vivre comme si notre vie se répètera éternellement, de vivre pour être heureux. Globalement, il nous dit : deviens qui tu es et sois heureux, sans autre élément perturbateur derrière la conscience, comme, par exemple, le christianisme. Mais n'empêche, Nietzsche voit forcément un sens à tout cela. Kafka est un peu le contraire de Nietzsche. Alors que ce dernier exclut Dieu mais célèbre la vie en y voyant un sens, Kafka ne voit pas de raison de se réjouir mais n'exclut pas Dieu. On pourrait placer Cioran avec les trois de la trinité, mais celui-ci n'en a pas beaucoup à dire, son message se limitant à quelques thèmes et concepts seulement alors que son œuvre est abondante. Son message est celui-ci : le non-être est préférable à l'être. Rien de plus, rien de moins. Aussi, Cioran est le visage même de l'hypocrisie en incitant ses lecteurs au suicide alors que lui-même est mort vieux et de causes naturelles. Saramago est peut-être celui qui se rapproche le plus des trois nommés plus haut mais son manque d'originalité le disqualifie de facto. Cette absence d'originalité, de nouveauté, s'explique tout simplement par son arrivée tardive sur la scène littéraire (fin 20e siècle). Les trois de ma trinité ne voient pas de buts à la vie, mais n'incitent pas non plus au suicide parce que pour eux, plus particulièrement pour Schopenhauer, les personnes qui se suicident veulent vivre, d'une certaine manière, mais ne le peuvent pas autant qu'elles le voudraient. Elles ont une trop grande force de volonté de vivre contrairement à la croyance populaire qui dit que les suicidés ne voulaient plus vivre. Schopenhauer dit qu'elles voulaient trop vivre ! Par contre, pour ces trois auteurs, on se dirige tous vers la mort et il n'y a pas d'espoir. Un des personnages de Beckett dans « Fin de partie » dit : « Vous êtes sur terre, c'est sans remède ! ». Le meilleur livre que j'ai lu de ma vie est le recueil « Chants / Canti » de quarante poèmes de Giacomo Leopardi. Il l'a écrit tout au long de sa vie et tous les thèmes traités plus haut sont abordés et bien d'autres aussi. Pour Kafka, l'absence de sens se fait différemment. C'est une absurdité mécanique, réglée à la seconde près, pourrait-on dire. Une sorte de théâtre invisible se déploie contre les personnages, les entraîne, les manipule. Schopenhauer croyait au hasard combiné à un déterminisme qui est proche de la biologie. Mais pour Kafka, en tout cas dans son œuvre, le hasard n'a pas sa place, tout est absurdité contrôlée. Kafka a compris lui aussi qu'il n'y a pas d'espoir (son journal tend à confirmer cela), mais son œuvre nous renvoie un Dieu quelque peu diabolique, contrairement aux trois autres. Et dans sa vie personnelle, Milena Jesenska le décrivait comme un homme nu au centre de la foule. Elle disait à Max Brod que Kafka était différent des autres hommes. Elle expliquait que « pour lui, l'argent, la Bourse, le contrôle des devises, une machine à écrire sont des choses tout à fait mystiques [...] ». Il n'avait pas une âme de nihiliste comme les trois auteurs de ma trinité. Je vois mal un Schopenhauer ou un Leopardi, deux nihilistes, s'attarder à ce genre de choses comme Kafka le faisait dans sa vie. Alors que notre société s'est transformée en enfer de débilité, d'une façon totale, avec la surconsommation de biens matériels, tous les auteurs discutés dans ce paragraphe servent de remède pour notre époque.  

2 commentaires:

  1. Merci pour ce petit paragraphe explicatif. Ta lecture de Beckett est tout à fait juste et j'y adhère complètement.
    Je viens de finir de relire Beckett et tes commentaires dans ce post, ainsi que dans les précédents à ce sujet, m'ont beaucoup éclairé pour mieux comprendre sa trilogie romanesque, que j'ai eu beaucoup de mal à appréhender lors de ma première lecture.
    Encore merci et à bientôt...

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  2. Ça me fait plaisir. Et c'est le plus beau compliment que je puisse recevoir, alors merci infiniment.
    Je prépare en ce moment mon résumé de l'année avec probablement un top 20 de l'année ou quelque chose du genre que je vais publier la semaine prochaine.

    À la prochaine...

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