samedi 21 février 2015

Les années, Virginia Woolf


Ma note : 8/10

 Voici la quatrième de couverture: Le temps, Virginia Woolf n'a pas d'autre sujet. Les années passent, de 1880 à 1918 et au temps présent, dans ce roman de 1937. Il raconte l'histoire d'une famille en trois générations, où tout change, conditions économiques, valeurs spirituelles et morales. Les faits ne sont rien sans la vision, l'histoire sans le sentiment de la durée, l'extérieur sans l'intériorité. Le présent est pénétré de souvenirs, et le passage du temps marque les corps et les cœurs. Le miracle est que le lecteur se sent à chaque instant touché, englobé dans une histoire qui devient la sienne propre. L'angoisse est la forme extrême de cette interrogation de la vie qui constitue comme la fondation du roman. Et son sujet, plus que la destinée de tel ou tel personnage, est bien la vie - la vie intérieure, bien sûr, et la contemplation.

 Il y a une chose qui me fascine de la littérature et c'est la capacité des grands écrivains à faire vivre un personnage, en décrivant, avec l'aide de mots, les actions de ces personnages, et ils deviendront réels à nos yeux, et ainsi, ils deviendront humains avec seulement une petite partie de leur vie décrite par l'auteur. Les écrivains médiocres - donc la grande majorité de ce qui est publié de nos jours - ne sont pas capable de reproduire cela dans notre conscience. Jorge Luis Borges - lors d'un entretien - prend les romans de Dostoïevski en exemple. Il dit : « Pensons à un roman quelconque. Prenons, je ne sais pas, un roman de Dostoïevski. Dostoïevski ne décrit pas tous les moments de ses héros. Par exemple, ses héros dînent, puis ils se revoient le lendemain. Mais si le livre est réussi - je crois que c'est le cas pour les livres de Dostoïevski - ou pour certains livres de Dostoïevski - on a l'impression qu'entre les deux scènes qu'on connaît il y en a d'autres qu'on ne connaît pas. Les héros sont allés chez eux. Ils se sont endormis. Ils ont rêvé à quelque chose. Si on n'a pas cette impression-là le livre n'existe pas. Il y a bien des choses que l'auteur ne nous raconte pas, que l'auteur ne connaît pas, mais qui doivent exister. Si deux personnages ne se revoient qu'au bout de vingt ans, il faut sentir qu'ils ont eu des expériences, qu'ils ont vieilli, qu'ils ont un peu changé. Sinon le livre n'opère pas sur le lecteur. » Les romans de Virginia Woolf, la plupart étant des chefs-d'oeuvre, nous offrent eux aussi des personnages tout en profondeur, vivants, humains. Mais avec le procédé du « courant de conscience » qu'elle emploie, cela se fait différemment. Pour Mrs. Dalloway, encore plus pour Ulysse de James Joyce, les descriptions de la conscience du personnage se font sur plusieurs pages mais dans une durée « réelle » assez courte. Par exemple, Ulysse se passe en un très court laps de temps, une journée tout au plus, et il contient 1000 pages. Mrs. Dalloway, bien que plus court, se déroule dans une période vraiment courte. Alors on sent moins ce que décrit Borges quant aux non-descriptions qui sont comblées par l'imagination du lecteur. Par contre, avec Les années, les choses sont différentes de Mrs. Dalloway et d'Ulysse. Sans avoir la même structure que les romans de Dostoïevski (et que les autres romans du 19e siècle), le livre qui nous intéresse ici est quelque part entre les deux, il inclut un peu de ce qu'on connaît de Virginia Woolf et des romans du 19e siècle, et des romans familiaux à grand déploiement. Aussi, les chapitres sautent de nombreuses années, un à la suite de l'autre et par le fait même, plusieurs années nous échappent et ainsi, elles sont comblées par ce que décrivait Borges. C'est ce qu'on pourrait appeler le génie littéraire, qui lui, est bien présent dans la tête de cette écrivaine anglaise. De plus, sa prose est un souffle de vie.

 Ce roman est donc un peu éloigné du reste de son oeuvre (selon moi). L'histoire est un peu plus complète que ses autres romans, et il semble qu'elle voulait en faire un essai-roman et revenir à la forme romanesque de ses débuts : « [...] ce sera un essai-roman [...]. Il devra tout englober, sexualité, éducation, manière de vivre, de 1880 à nos jours ; et mettre à franchir les années toute l'agilité et la vigueur du chamois qui bondit par-dessus les précipices. C'est l'idée générale, en tout cas, et cela m'a plongée dans un tel brouillard, une telle ivresse, un tel rêve que, déclamant des phrases, et voyant des scènes alors que je remonte Southampton Row, je me demande si j'ai tant soit peu vécu sur terre depuis le 10 octobre. Comme pour Orlando, tout se précipite de soi-même dans le courant. Ce qui s'est produit, bien sûr, c'est qu'après m'être abstenue d'écrire des romans traitant des faits pendant toutes ces années; depuis 1919 et Nuit et Jour exactement, je m'aperçois que je trouve un plaisir infini à me replonger, pour changer, dans les faits...et j'en détiens d'innombrables. Cela ne m'empêche pourtant pas d'être encore attirée de temps à autre par la « vision ». Mais je résiste car je ne doute pas d'être dans la bonne voie [...], la voie qui fait suite à celle des Vagues et qui m'amènera tout naturellement à l'étape suivante : l'essai-roman. [...] ». Ce sera donc un énorme roman de près de 600 pages, le dernier roman qu'elle publia de son vivant avant de se suicider, et comme pour La promenade au phare, une famille sera au centre de l'attention et cette fois-ci ce sera la famille Pargiter. Comme il est écrit sur Wikipédia : « Although spamming fifty years, the novel is not epic in scope, focussing instead on the small rivate details of the characters'lives. » Le roman qui débute en 1880 fera ensuite un saut en 1891, un autre en 1907 et par la suite, il fera de petits sauts, jusqu'au jour présent, au milieu des années trente en fait. Au cours de ces années, Virginia Woolf décrira une seule journée des années impliquées.

 En 1880, Woolf donne un indice de la lecture de son roman: « Tournant lentement, comme les rayons d'un projecteur, les jours, les semaines, les années passaient l'un après l'autre dans le ciel. » Ces années, c'est ce que nous verrons se dérouler sous nos yeux « lentement, comme les rayons d'un projecteur ». Les années contient son grand familial, ce qui, selon moi, la place encore plus parmi les grands, parce qu'elle nous prouve qu'elle peut « tout » écrire, « tout » réaliser en littérature et pas seulement ce pour quoi elle est reconnue: le « courant de conscience » (même si, comme je le disais, il y en a beaucoup aussi dans ce roman). Un autre aspect intéressant et original de ce roman, c'est que les descriptions ne sont pas toujours en lien direct avec l'action, Virginia Woolf, avec son immense génie, décrit des « plans » éloignés comme ici, alors que juste avant, la scène était intime, à l'intérieure : « Une soudaine bourrasque de pluie s'abattit sur le trottoir, et les enfants, qui sautillaient pour entrer et sortir de leurs cages dessinées à la craie, rentrèrent chez eux en courant. Le vieux chanteur de rue, qui marchait sur le trottoir en se dandinant, une casquette de marin plantée crânement en arrière, chantant allègrement "Comptez vos bénédictions, comptez vos bénédictions...", remonta le col de sa veste et se réfugia sous le portique d'un pub, où il acheva de lancer son injonction : "Comptez vos bénédictions. Comptez-les toutes." Puis le soleil brilla à nouveau, et sécha le trottoir. » Selon moi, le style d'écriture et la forme des romans de Virginia Woolf (et plus particulièrement le « courant de conscience ») sont l'antithèse du cinéma, mais il y a parfois de longs passages comme celui-ci où l'on dirait qu'il y a une caméra sur le thorax des personnages qui filment ce qu'il y a en avant d'eux : « Elle se leva comme si elle allait quelque part. Mais elle s'arrêta. Puis elle marcha lentement vers la fenêtre qui donnait sur la rue. Les maisons en face avaient toutes le même petit jardin devant ; le même perron ; le même portique ; les mêmes fenêtres en saillie. Mais maintenant la nuit tombait et elles avaient un air spectral et irréel dans la lumière pâle. On allumait des lampes ; une lumière brillait dans le salon de la maison d'en face ; puis les rideaux furent tirés et la pièce disparut dans l'obscurité. Delia resta là à regarder dans la rue. Une femme du peuple poussait une voiture d'enfant ; un vieil homme marchait d'un pas chancelant, les mains derrière le dos. Puis la rue fut vide ; il y eut une pause. C'est alors qu'on entendit le tintement d'un cab dans la rue. Delia s'y intéressa un instant. Allait-il s'arrêter à leur porte ou pas ? Elle regarda avec plus d'attention. Mais alors, à son grand regret, le cocher tira sur les rênes, le cheval continua à avancer en bronchant; le cab s'arrêta deux portes après leur maison. » On ne peut pas résumer ce roman en quelques lignes ou paragraphes. C'est trop complexe et trop simple en même temps. Certains éléments ont été traités dans La promenade au phare, comme le rôle du père à cette époque, celui du tout-puissant, craint par tout le monde : « Immédiatement Martin se glissa hors du fauteuil de son père; Delia s'assit toute droite. Milly déplaça aussitôt une large coupe parsemée de rose qui n'allait pas avec le reste. Le colonel s'immobilisa à la porte et considéra le groupe d'un oeil plutôt méchant. Ses petits yeux bleus les examinèrent comme pour trouver à redire ; mais il était en colère ; ils comprirent aussitôt, avant qu'il parle, qu'il était ne colère. » Comme Virginia Woolf le disait, tout, (ou presque), sera analysé dans cet essai-roman. 

Finalement, ce n'est pas le meilleur roman de cette écrivaine, loin de là. Harold Bloom ne le place même pas parmi les grands chefs-d'oeuvre de l'auteure : « Sainte-Beuve, to me the most interesting of French critics, taught us to ask as a crucial question of any writer in whom we read deeply : What would the author think of us ? Virginia Woolf wrote five remarkable novels - Mrs. Dalloway (1925), To the lighthouse (1927), Orlando (1928), The Waves (1931), and Between the Acts (1941) - which are very likely to become canonical. » Je trouve aussi que Les années est moins intéressant et plus ennuyeux que ces romans. Habituellement, avec Virginia Woolf, la complexité de ses livres est cachée derrière sa grande habileté de raconteuse. Mais beaucoup moins ici. Et il arrive que la subtilité, (la plus grande qualité de Woolf après la beauté de sa prose poétique), soit absente, et conséquemment, nous pouvons voir une répétition dans la structure des chapitres qui pourront irriter après un certain temps. En fait, je dois dire que c'est un bon roman, mais qu'elle a déjà fait mieux.

mercredi 11 février 2015

Vers le phare, Virginia Woolf


Ma note: 9/10 


 Voici la présentation de l'éditeur: Une soirée d'été sur une île au large de l'Écosse. Pôle de convergence des regards et des pensées, Mrs Ramsay exerce sur famille et amis un pouvoir de séduction quasi irrésistible. Un enfant rêve d'aller au Phare. L'expédition aura lieu un beau matin d'été, dix ans plus tard. Entretemps, mort et violence envahissent l'espace du récit. Au bouleversement de la famille Ramsay répond le chaos de la Première Guerre mondiale. La paix revenue, il ne reste plus aux survivants désemparés, désunis, qu'à reconstruire sur les ruines. Des bonheurs et des déchirements de son enfance, Virginia Woolf a fait la trame d'une œuvre poétique, lumineuse et poignante qui dit encore le long tourment de l'écriture et la brièveté de ses joies : visions fragiles, illuminations fugaces, «allumettes craquées à l'improviste dans le noir.» 

Vladimir Nabokov disait qu'il n'y a pas vraiment de roman réaliste, que les romans sont tous, à certains degrés, éloignés de la réalité, étant donné qu'ils évoluent dans l'univers imaginaire de l'écrivain, chacun ayant son propre monde. Ainsi, je crois qu'il faut avoir cela à l'esprit lorsqu'on lit Virginia Woolf, même si à la base elle est assez éloignée du réalisme. Virginia Woolf a créé son propre univers. Pour Nabokov, même Flaubert, qui est considéré comme l'instigateur du mouvement littéraire du réalisme, ne rentre pas dans cette catégorie, étant donné qu'il ne donne pas assez de détails réalistes. Virginia Woolf, avec le « courant de conscience », est bien ancrée dans le modernisme et selon moi, c'est elle qui a le mieux développé cette forme d'écriture qui a véritablement pris forme au début du 20e siècle. Aussi, je dois dire qu'elle fait partie des écrivains qu'on doit avoir lus. Comme le disait Baudelaire (je pense que Goethe a déjà dit la même chose) : « L'art est long et le temps est court » et ainsi, on ne peut « tout » lire et nous devons donc privilégier le « Canon » au détriment d'auteurs plus médiocres (la plupart des médiocres sont nos contemporains). Et parmi les grands écrivains, Virginia Woolf se situe dans les hauteurs, parmi les meilleurs. Et comme le disait Harold Bloom : « In the end you choose between books, or you choose between poems, the way you choose between people ». Plusieurs critiques disent, avec raison, qu'un des plus grands scandales de l'histoire de la littérature est d'avoir donné un Prix Nobel à Pearl Buck au détriment de Virginia Woolf. L'Académie suédoise l'a déjà dit aussi, fait rare dans son histoire. Selon eux, Woolf méritait un Nobel contrairement à de nombreux autres écrivains. 

La promenade au phare, ou dans la présente traduction Vers le phare, est généralement considérée comme son plus grand chef-d'oeuvre avec Mrs. Dalloway. Voici ce que pensait son mari Leonard de ce roman : « Eh bien, Leonard a lu Vers le phare et dit que c'est de beaucoup mon meilleur livre. Il me l'a dit sans que je le lui demande. Je revenais de Knole, et m'assis sans rien lui demander. Il proclame que c'est entièrement nouveau et que, pour lui, il appellerait cela un "poème psychologique". Un progrès sur Mrs. Dalloway ; plus intéressant. Grandement soulagé, mon esprit écarte toute l'affaire ; moi je l'oublie et ne me réveillerai pour m'inquiéter encore qu'au moment de corriger les épreuves, et puis quand le livre paraîtra. » L'écriture de Woolf, et particulièrement celle de Vers le phare, nous présente les pensées des protagonistes, leur l'intérieur, leur regard et leur l'intellect. Ce ne sont pas des descriptions « extérieures » comme celle du 19e siècle littéraire, non plus un simple « je », une narration égocentrique à la première personne. Les vagues étaient proches de Vers le phare, notamment avec la multitude de « consciences ». Mrs. Dalloway aussi était proche de ces deux romans, mais elle était un peu plus dans l'individualité. Vers le phare est un roman polyphonique encore plus axé sur ces voix que représentent la polyphonie que ceux de Dostoïevski par exemple (et lui, il est bien ancré dans son époque). Avec Les vagues, Virginia Woolf avait réussi l'exploit incomparable en littérature de transposer en mots (et en récit) le flux et le reflux des vagues, à saisir le mouvement de la mer. Elle a été la seule à le faire. Dans Vers le phare, elle saisit selon moi le mouvement du tourbillon, et un maelstrom se dégage de ces mots qui dansent sur la feuille pour décrire un mouvement davantage « vers l'avant » (et en tourbillonnant) qui ramasse tout sur son passage. Ce roman est, avec Les vagues, mon préféré de cette auteure et la traduction de Françoise Pellan est excellente comme l'était celle de Marguerite Yourcenar pour Les vagues. Avec Vers le phare nous aurons parfois de la difficulté à suivre les pensées des personnages, de savoir qui parle, surtout si l'on se laisse déconcentrer par la beauté du style de l'écrivaine. L'absence d'intrigue augmentera la difficulté pour plusieurs. Malgré l'introspection des personnages, ce n'est pas, comme je le disais plus haut, une narration à la première personne du singulier et elle passe d'un personnage à l'autre, d'une pensée à une autre sans toujours nous en avertir. 

Vers le phare raconte un simple voyage en Écosse. Avec ce roman, oubliez le suspense, les platitudes littéraires. Avec Woolf, ce n'est jamais « soufflé » pour rien, elle ne nous tient pas en haleine dans un but purement divertissant, et ses romans sont toujours magnifiques. Ici, elle se concentrera surtout sur une famille, et le voyage, de plusieurs façons, servira de symbole. C'est de la famille Ramsay dont il sera question. Ils ont huit enfants. Mr. Ramsay n'inspire pas confiance, surtout à ses enfants, il est presque un bourreau psychologique. Le voyage est ici pris comme image pour représenter la vie selon Mr. Ramsay : « [...] et que la traversée jusqu'à cette terre fabuleuse où s'anéantissent nos plus belles espérances, où nos frêles esquifs s'abîment dans les ténèbres (là, Mr. Ramsay se redressait, plissait ses petits yeux bleus et les fixait sur l'horizon), est un voyage qui exige avant tout courage, probité, et patience dans l'épreuve. » En parlant de Mr. Raymsay, Woolf nous dit que « cette expédition au phare était une obsession chez lui ». Même ici, les vagues sont omniprésentes (ce qui nous rappellera l'autre roman avec ce titre écrit un peu plus tard). Au fil de notre lecture, nous rencontrerons un autre personnage fort, celui de Lily Briscoe, l'artiste, et selon moi, c'est elle qui se rapproche le plus de Virginia Woolf. Voici un exemple du style de narration employé par Woolf à propos de Lily. On peut voir que pour aider le lecteur, l'écrivaine place entre parenthèses le nom du personnage qui réfléchit: « Tous deux souriaient, immobiles. Tous deux ressentaient une même allégresse, suscitée par le mouvement des vagues, puis par la course vive et tranchante d'un voilier qui, après avoir tracé une courbe dans la baie, s'arrêta ; frémit ; affala sa voile ; puis, cherchant instinctivement à compléter le tableau après ce mouvement rapide, tous deux regardèrent les dunes dans le lointain, et à la gaieté succéda une certaine tristesse - en partie à cause de cette complétude, et en partie parce que les horizons lointains paraissent avoir un million d'années d'avance (songeait Lily) sur qui les contemple et communier déjà avec un ciel qui a vue sur une terre parfaitement en repos. » Le personnage de la mère, Mrs. Ramsay, est intéressant en ce sens que sa souffrance sera, comme la forme du récit, introspective, elle qui est dans l'étau du patriarcat : « "Je veille sur vous - je suis votre soutien", mais qui à d'autres moments, de façon soudaine et inopinée, surtout quand son esprit s'évadait tant soit peu de l'activité du moment, ne revêtait pas une signification aussi bienveillante mais, tel un roulement de tambour fantomatique, battait implacablement la mesure de la vie, faisait songer à la destruction de l'île, à son engloutissement dans la mer, et l'avertissait, elle dont la journée avait passé si vite en une suite de petites insignifiantes, que tout était aussi éphémère qu'un arc-en-ciel - ce bruit, donc, masqué jusqu'alors et couvert par les autres bruits, tonna soudain caverneux à ses oreilles et lui fit lever les yeux dans un sursaut de terreur ». Virginia Woolf nous offre de très belles descriptions du lieu, (du phare) : « Mais à ce moment-là les rangées de maisons s'écartèrent de chaque côté de la rue : ils débouchèrent sur le quai, et toute la baie s'offrit à leurs yeux et Mrs. Ramsay ne put s'empêcher de s'exclamer : "Ah, que c'est beau !" La grande nappe d'eau bleue s'étalait devant elle ; le vieux Phare blanc, lointain, austère, en plein milieu ; et sur la droite, à perte de vue, plongeant et s'évanouissant en une suite de petites courbes douces, les dunes vertes où ondulaient les herbes folles, qui donnaient toujours l'impression de s'enfuir vers quelque territoire lunaire, inaccessible aux hommes. » 

Le début du roman montrait bien le style de la prose, de la narration. Il n'y avait pas de doute, nous étions bien dans le courant de conscience et dans les descriptions d'une beauté rare en littérature. Virginia Woolf est un des plus grands génies du 20e siècle, j'en suis convaincu : « La brouette, la tondeuse à gazon, le bruissement des peupliers, la pâleur des feuilles avant la pluie, le croassement des freux, les chocs des balais, le froissement des robes - tout avait dans son esprit tant de couleur et de netteté qu'il possédait déjà son code personnel, son langage secret, tout en donnant l'image de la rigueur absolue et intraitable, avec son grand front, ses yeux bleus farouches, parfaitement francs et limpides, et ce léger froncement de sourcil devant le spectacle de la fragilité humaine, au point que sa mère, le regardant guider précisément ses ciseaux autour du réfrigérateur, l'imaginait siégeant au tribunal tout de rouge d'hermine vêtu, ou décidant de mesures difficiles et cruciales à un moment critique pour la nation. »

dimanche 1 février 2015

Le neveu de Wittgenstein, Thomas Bernhard



Ma note: 8/10

Voici la quatrième de couverture: Comme celui de Rameau, le neveu de Wittgenstein, que nous présente ici son ami, est un original, pittoresque et pathétique, un vrai personnage de roman. Ce texte, de 1982, n'est pas formellement rattaché aux récits dits «autobiographiques» (de L'origine à Un enfant), mais, sans continuité chronologique, il lui arrive plus d'une fois de narrer et de commenter des événements attestés de la vie de l'auteur, et le «je» fictif qui parle ici ressemble à s'y méprendre à un certain Thomas Bernhard. On ne s'étonnera donc pas que, confronté avec cet étrange ami, «c'est-à-dire avec lui-même», il nous confie, une fois de plus, et toujours mieux, des choses banales et profondes, et drôles à en pleurer, sur la vie, l'art, les prix littéraires, les cafés viennois, la vie à la campagne, la compétition automobile, la maladie et la mort, dans un de ces soliloques hallucinés, répétitifs, impitoyables, dont il a le secret. Pour la première fois, Thomas Bernhard nous parle de l'amitié. Il le fait admirablement et, pour reprendre une de ses expressions, sans le moindre ménagement, et cela fait très mal.




Ludwig Wittgenstein est considéré par plusieurs spécialistes comme le plus grand philosophe du 20e siècle. Il est né en 1889 et mort en 1951. Il « apporta des contributions décisives en logique, dans la théorie des fondements des mathématiques et en philosophie du langage ». Son oeuvre majeure est le Tractatus logico-philosophicus. À travers ses écrits, Wittgenstein « a eu et conserve une influence majeure sur le courant de la philosophie analytique et plus récemment en anthropologie et en ethnométhodologie. » (les citations sont de Wikipédia)


Ce livre de Thomas Bernhard évoque la relation qu'a eue l'écrivain avec le neveu du célèbre philosophe. Il prend place après Oui et L'imitateur que je venais tout juste de lire. Une chose qui comptait aux yeux de Bernhard était de ne pas avoir d'enfants et cela se ressent dans ses amitiés, parce qu'il ne voulait rien entretenir avec les autres, les humains. Nihiliste, il ne voyait pas de sens à la vie. Il a déjà dit : « Mon point de vue, c'est que toutes les choses se valent. Même la mort n'est pas extraordinaire pour moi. Je parle de la mort comme d'autres de petits pains ». En fait, Bernhard est probablement un des plus grands nihilistes que nous connaissons : « Je ne connais personne avec qui j'aie envie et je sois capable de rester très longtemps. Dans la durée, donc, c'est impossible. Je ne peux pas imaginer, par exemple, que quelqu'un habite chez moi pendant deux jours et deux nuits, qui que ce soit, peu importe, sauf une tante, elle a quatre-vingt-cinq ans, mais même ça ce n'est possible que dans certaines conditions, c'est difficile aussi, mais là on passe au grotesque et c'est donc supportable. Mais plus d'une semaine, même ça c'est impossible. »

Mais pour revenir au récit qui nous intéresse ici, Le neveu de Wittgenstein, sous-titré Une amitié, Bernhard utilise pour la narration un « je » quelque peu consternant, parce que le narrateur est bel et bien Bernhard lui-même, mais nous ne saurons jamais vraiment le fond de l'histoire, si tout ceci est vrai. Le narrateur dit : « Mais cet être vital n'est pourtant pas le centre d'intérêt de ces notes que je rédige, pour moi, sur Paul, même si, à l'époque, quand j'étais immobilisé au Wilhelminenberg, quand j'étais en quarantaine, quand j'étais en souffrance, quand j'étais rayé des vivants, cet être a joué le plus grand rôle dans ma vie, dans mon existence. » Ce livre sera donc basé sur ces notes. L'écrivain est très peu bavard sur sa vie privée, à l'exception de son oeuvre et d'un livre comme celui-ci et ainsi, il est presque impossible de savoir si c'est une autobiographie, et particulièrement pour ce livre. Alors, ce roman, ou récit, si vous préférez, est une autre occasion pour le narrateur de parler de lui-même, d'apprendre à se connaître, de trouver dans l'écriture un exutoire : « Tout comme Paul, j'avais, il faut bien le dire, une fois de plus abusé de mon existence, j'en avais exagérément présumé, et donc j'avais usé et abusé de moi bien au-delà de tout ce qui est possible, avec ce même manque maladif de ménagements pour moi et pour quoi que ce soit, qui un beau jour a détruit, et qui, tout comme Paul, me détruira moi aussi un de ces jours, car tout comme Paul a été tué par ses illusions maladives sur lui-même et sur le monde, moi aussi, tôt ou tard, je serai tué par mes illusions maladives sur moi-même et le monde. » C'est Cioran qui disait : « Et avec quelle quantité d'illusions ai-je dû naître pour pouvoir en perdre une chaque jour ! » L'auteur commence par raconter qu'il ne lui restait que quelques mois à vivre, selon les médecins, et très malade il séjournait dans un établissement qui était situé à deux cents mètres du lieu où Paul Wittgenstein était interné pour cause de troubles mentaux. Ironie ou fatalité, Paul est interné dans un pavillon qui porte le nom de son oncle, le célèbre philosophe Ludwig, et en plus, un autre de ses oncles, Salzer, est médecin et voit à l'occasion Thomas Bernhard qui lui, bien entendu, est son ami. La première rencontre entre Thomas et Paul a eu lieu bien avant le séjour à l'hôpital de Thomas : « j'étais arrivé au beau milieu d'une discussion sur la Symphonie Haffner par l'orchestre Philarmonia de Londres sous la direction de Karl Schuricht, ce qui tombait à pic car j'avais, comme mes interlocuteurs, entendu la veille de cette discussion Schuricht diriger cette symphonie au Musikverein, et j'avais eu l'impression que, de toute ma vie musicale, je n'avais jamais entendu concert plus parfait. Tous trois, moi, Paul et son amie Irina, une femme très musicienne, et une de celles qui s'y connaissent le mieux en arts, nous avions le même goût en ce qui concerne ce concert. Au cours de cette discussion, qui ne portait sur rien de fondamental, mais sur des choses déterminantes qui ne nous avaient pas frappés tous trois de la même manière et avec la même intensité, était née, en quelques heures, comme si cela allait de soi, mon amitié pour Paul. » Ce dernier est très instable mentalement: « Au moins deux fois par an au cours des vingt dernières années de sa vie, il avait fallu transporter mon ami Paul à l'hôpital psychiatrique du Steinhof, chaque fois en catastrophe et chaque fois dans les conditions les plus épouvantables, à des intervalles de plus en plus rapprochés au fur et à mesure que les années passaient, et de plus en plus souvent aussi à l'hôpital de « Wagner-Jauregg », près de Linz, quand il avait été surpris par une crise en Haut-Autriche, aux environs du Traunsee, là où il était né et où il avait grandi, et où il a gardé jusqu'à sa mort un droit de résidence dans une vieille ferme qui appartenait depuis toujours aux Wittgenstein. ». Selon Bernhard, c'est une « prétendue » maladie mentale, mais après une recherche sur la toile, j'ai découvert qu'il souffrait, en fait, de schizophrénie. 

Revenons à l'histoire. Le narrateur parle des psychiatres d'une façon générale: « Le psychiatre est le plus incompétent des médecins, et il est toujours plus près du crime sadique que de la science. » Ensuite, nous découvrirons un Paul Wittgenstein grand connaisseur et passionné de la musique et de l'opéra (il est reconnu aujourd'hui comme un pianiste mais Bernhard ne semble pas en faire un grand cas à l'époque). Selon les dires de Bernhard, « lui est devenu fou pour la même raison que moi j'ai été atteint aux poumons » (la maladie pour laquelle il se fait traiter au début du récit). Aussi, Bernhard dit que Paul aurait pu devenir philosophe : « L'un Ludwig, était peut-être plus philosophe, l'autre, Paul, peut-être plus fou, mais il se peut que nous ne croyions de l'autre, Paul, que c'est lui le fou, que parce qu'il a refoulé sa philosophie au lieu de la publier, et n'a exhibé que sa folie. Tous deux étaient des êtres tout à fait extraordinaires et des cerveaux tout à fait extraordinaires, l'un a publié son cerveau, l'autre pas. J'oserai même dire que l'un a publié son cerveau, et que l'autre a mis son cerveau en pratique. » Il compare la maladie de Paul avec celle de Nietzsche : « C'est aussi comme ça que la tête de Nietzsche a éclaté. C'est comme ça qu'en fin de compte toutes ces têtes folles et philosophiques ont fini par éclater: parce qu'elles ne pouvaient pas jeter assez vite par la fenêtre tous les trésors de leur esprit. » 

Paul Wittgenstein pour Thomas Bernhard, c'est un peu comme Mario Santiago pour Roberto Bolano. Des êtres d'exception ignorés par les nombreux abrutis qui peuplent cette terre. Paul Wittgenstein sera toujours « l'idiot de la famille », le malade mental en opposition au génie de son oncle alors que ce livre nous donne plutôt l'impression d'une personne certes marginale, mais d'une importance cruciale pour quiconque ne s'intéresse pas seulement aux apparences. Oui racontait sa brève amitié avec la Persanne et ici il raconte son amitié un peu plus longue avec Paul Wittgenstein, mais les deux se rejoignent avec ce sentiment que toutes ces amitiés de Bernhard ne sont que ratages, inaccomplissements et finalement, pertes tragiques. Le livre avait commencé sous le signe de la maladie, cet état qui a transformé Bernhard : « En mille neuf cent soixante-sept, au pavillon Hermann de la Baumgartnerhöhe, une des infatigables religieuses qui y faisaient office d'infirmières a posé sur mon lit ma Perturbation, qui venait de paraître, et que j'avais écrite un an plus tôt à Bruxelles, 60 rue de la Croix, mais je n'ai pas eu la force de prendre le livre dans mes mains, parce que je venais, quelques minutes auparavant, de me réveiller d'une anesthésie générale de plusieurs heures où m'avaient plongé ces mêmes médecins qui m'avaient incisé le cou pour pouvoir m'extraire du thorax une tumeur grosse comme le poing. » Je termine avec le début de ce roman parce que ce début est aussi la fin en quelque sorte, une fin toute en maladie, comme la condition de mortel dont nous parle si souvent Thomas Bernhard.