mardi 26 mai 2015

L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, Haruki Murakami


Ma note: 7,5/10

Voici la quatrième de couverture: « Depuis le mois de juillet de sa deuxième année d'université jusqu'au mois de janvier de l'année suivante, Tsukuru Tazaki vécut en pensant presque exclusivement à la mort. À Nagoya, ils étaient cinq amis inséparables. L'un, Akamatsu, était surnommé Rouge ; Ômi était Bleu ; Shirane était Blanche et Kurono, Noire. Tsukuru Tazaki, lui, était sans couleur. Tsukuru est parti à Tokyo pour ses études ; les autres sont restés. Un jour, ils lui ont signifié qu'ils ne voulaient plus jamais le voir. Sans aucune explication. Lui-même n'en a pas cherché. Pendant seize ans, Tsukuru a vécu comme Jonas dans le ventre de la baleine, comme un mort qui n'aurait pas encore compris qu'il était mort. Il est devenu architecte, il dessine des gares. Et puis Sara est entrée dans sa vie. Tsukuru l'intrigue mais elle le sent hors d'atteinte, comme séparé du monde par une frontière invisible. Vivre sans amour n'est pas vivre. Alors, Tsukuru Tazaki va entamer son pèlerinage. À Nagoya. Et en Finlande. Pour confronter le passé et tenter de comprendre ce qui a brisé le cercle. Après la trilogie "1Q84", une oeuvre nostalgique et grave qui fait écho aux premiers titres du maître, "La Ballade de l'impossible" notamment. » 

Murakami est un spécialiste de « l'autre-monde ». Il est celui qui parvient le mieux, en littérature, à graduellement faire passer ses personnages de notre réalité à un monde nouveau, à un nouvel espace-temps, à un univers parallèle. Le critique James Wood a déjà écrit dans "The Fun Stuffsur les livres de science-fiction qui ont une valeur littéraire :
« Works of fantasy or sience fiction that also succed in literaty terms are hard to find, and are rightly to be treasured - Hawthorne's story 
The Birthmark come to mind, and H. G. Wells's The time Machine, and some of Krel Capek's stories. And just as one is triumphantly sizing up this thin elite, one thinks correctively of that great fantasist Kafka, or even Beckett, two writers whose impress can be felt, perhaps surprisingly, on Kazuo Ishiguro's novel Never let me go. And how about Borges, who so admired Wells ? Or Gogol's The Nose ? Or The Double ? Or Lord of the flies ? A genre that must make room for Kafka and Beckett and Dosoevsky is perhaps no longer a genre bur merely a definition of writing successfully ; in particular, a way of combining the fantastic and the realistic so that we can no longer separate them, and of making allegory earn its keep by becoming indistinguishable from narration itself. »
 Pour ma part, je rajouterais Haruki Murakami parmi les meilleurs écrivains de science-fiction «littéraire». J'ai lu dernièrement Ishiguro, suite à cette recommandation de Wood, "Auprès de moi toujours", et même s'il a effectivement de grandes qualités de prosateur, je continue à lui préférer Murakami. Et pour ce qui est de H.G. Wells, il m'a lui aussi convaincu de son excellence «littéraire», ce qui est extrêmement rare en science-fiction.

Mais Murakami n'écrit pas toujours dans ce genre. "La ballade de l'impossibleest selon moi son meilleur roman, et il est dans un registre fort différent, proche du réalisme et de la grande tragédie grecque et japonaise. Dans "L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage", il évoque un peu la possibilité de l'univers parallèle sans jamais tomber dedans complètement, et ainsi, il demeure dans le concept théorique : « Que ç'aurait été bien s'il était mort alors, pensait fréquemment Tsukuru Tazaki. Du coup, ce monde-ci n'existerait pas. C'était pour lui quelque chose de fascinant : que le monde d'ici n'ait plus d'existence, que ce qui était considéré comme de la réalité n'en soit finalement plus. Qu'il n'ait plus d'existence dans ce monde, et que, pour la même raison, ce monde n'ait plus d'existence pour lui. » "L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinagereprend la même structure et le même genre que "La ballade de l'impossible". Ce dernier mettait en scène un homme qui avait vécu une terrible tragédie à la fin de l'adolescence. Au début du roman il était plus vieux, il était dans un avion, et une chanson des Beatles ("Norwegian Wood") lui rappela son passé. Comme ici, le procédé proustien du souvenir joua un très grand rôle. Dans "L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage", une musique de Franz Liszt vient jouer le rôle que les Beatles jouaient dans "La ballade de l'impossible". Le passé devient ce qui pourra peut-être guérir le présent. Ce présent n'est rien si le passé n'est pas expliqué, réparé.

Personnellement, ce que je reproche à Murakami, ce sont les thèmes qu'il aborde, parce que ceux-ci sont souvent puérils, simplistes, etc. Ce roman, qui est son plus récent, ne fait certainement pas exception à la règle. Cet écrivain semble avoir de la difficulté à sortir de son enfance, de son adolescence surtout. Dans l'oeuvre de Murakami, l'être (en tant qu'être) est plus important que la carrière, l’extérieur, la société, etc., même s'il parle beaucoup de ces "extérieurs". Avec cet auteur, ce que "sont" les personnages est plus important que ce qu'ils "ont", que leur utilité dans la société. Ses œuvres respirent la liberté, mais cette liberté n'est jamais totale pour les personnages, et ici, ils sont aux prises avec leur passé. La couleur que se donnent les personnages (en lien avec leurs noms) ne mène pas vraiment à un résultat important. L'utilisation qu'en fait Paul Auster dans "La trilogie New-yorkaise" est de loin plus intéressante, parce qu'elle aboutira à une chute, et surtout, à un jeu de l'auteur avec le lecteur, ce qui est presque essentiel dans le postmodernisme. Dans "L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage", son but est surtout de montrer aux lecteurs la différence du personnage principal, ce qui fait qu'il est unique. Aussi, une fois évacué quelques éléments secondaires (et de la façon qu'il est construit, sa relative complexité inutile), nous sommes bien dans le roman initiatique, dans la plus pure tradition du bildungsroman. L'intrigue du roman est simple : Tsukuru doit découvrir pourquoi son groupe ne voulait plus lui parler et tel un héros des bildungsromans, il devra passer à travers plusieurs étapes pour se découvrir lui-même. Et comme la plupart des romans de ce genre, il aura une sorte de guide, de collègue qui le guidera (un peu) et ici ce sera (un peu) sa conjointe.

Le roman s'ouvre sur le questionnement du personnage principal au sujet du suicide : « Depuis le mois de juillet de sa deuxième année d'université jusqu'au mois de janvier de l'année suivante, Tsukuru Tazaki vécut en pensant presque exclusivement à la mort. Son vingtième anniversaire survint durant cette période mais cette date n'eut pour lui aucune signification particulière. Pendant tout ce temps, il estima que le plus naturel et le plus logique était qu'il mette un terme à son existence. Pourquoi donc, dans ce cas, n'accomplit-il pas le dernier pas ? Encore aujourd'hui il n'en connaissait pas très bien la raison. À cette époque, il lui paraissait pourtant plus aisé de franchir le seuil qui sépare la vie de la mort que de gober un œuf cru. Il est possible que le motif réel pour lequel Tsukuru ne se suicida pas fut que ses pensées de la mort étaient si pures et si puissantes qu'il ne parvenait pas à se représenter concrètement une manière de mourir en adéquation avec ses sentiments. Mais l'aspect concret des choses n'était qu'une question secondaire. » Nous apprendrons, vers le milieu du roman, pourquoi Tuskuru a passé par ce chemin, suite à son adolescence. Dans ce roman, Murakami amène subtilement le « Deviens ce que tu es » de Nietzsche, comme la littérature doit le faire, en incluant aussi son antithèse : « Tsukuru, quelquefois, se demandait pourquoi il appartenait à ce groupe. Était-il réellement nécessaire à ses camarades, dans le vrai sens du terme ? S'il n'était pas là, les quatre autres ne se sentiraient-ils pas le cœur plus léger ? Peut-être ne s'en étaient-ils pas encore aperçus et ne s'agissait-il que d'une question de temps avant qu'ils n'en prennent conscience ? Plus Tsukuru Tazaki réfléchissait à tout cela et moins il comprenait. Chercher à estimer sa propre valeur revenait à vouloir jauger une substance qui possédait pas d'unité mesurable. Sur une balance imaginaire, l'aiguille pourrait-elle cliqueter ? En dehors de lui, les autres ne paraissaient guère se soucier de ces questions. Il semblait en tout cas que les cinq membres du groupe avaient un vrai plaisir à se retrouver et à faire des choses ensemble. Il fallait que ce soit ces cinq-là. Pas un de plus, pas un de moins. Comme un pentagone régulier, composé de cinq côtés de longueurs rigoureusement égales. C'est ce que leur visage à tous lui disaient. » 

Comme c'est souvent le cas avec Murakami, c'est un roman sur l'individualité, ce qui nous distingue des autres, ce qui fait que l'on se sent différent et ainsi, ce n'est pas pour rien qu'il est très populaire (de plus, il est incapable de se séparer de ce thème). Pour poursuivre avec ce que je disais plus haut, les couleurs semblent être aussi utilisées dans un sens métaphysique : « Pourtant le hasard avait voulu que Tsukuru Tazaki se distingue légèrement sur un point : son patronyme ne comportait pas de couleur. Les deux garçons s'appelaient Akamatsu - Pin rouge -, Ômi - Mer bleue -, et les deux filles, respectivement Shirane - Racine blanche - et Kurono - Champ noir. Mais le nom « Tazaki » n'avait strictement aucun rapport avec une couleur. D'emblée, Tsukuru avait éprouvé à cet égard une curieuse sensation de mise à l'index. Bien entendu, que le nom d'une personne contienne une couleur ou non ne disait rien de son caractère. Tsukuru le savait bien. Néanmoins, il regrettait qu'il en soit ainsi pour lui. Et, à son propre étonnement, il en était plutôt blessé. D'autant que les autres, naturellement, s'étaient mis à s'appeler par leur couleur. Rouge. Bleu. Blanche. Noire. Lui seul demeurait simplement «Tsukuru». Combien de fois avait-il sérieusement pensé qu'il aurait été préférable que son patronyme ait eu une couleur ! Alors, tout aurait été parfait. »

Ce roman donne l'impression d'un auteur en fin de carrière, le meilleur étant derrière lui. Il a moins à dire qu'il a déjà dit, il se répète un peu. On sent que la magie opère encore un peu mais que c'est la dernière source d'étincelle, ou presque. "1Q84était un chef-d'oeuvre, une longue trilogie, et écrire après cela n'est jamais facile. Il n'est pas le meilleur écrivain « ligne par ligne », le langage de Murakami est simple. Contrairement à un Nabokov, on ne sent pas avec Murakami la puissance des mots, du vocabulaire.

Finalement, on pourra peut-être trouver ce livre essentiel parce que, comme nombre d'auteurs, l'oeuvre développée par Murakami, au fil des années, peut s'apparenter à une toile d'araignée et les romans (et nouvelles) représentent les fils de cette toile. Chaque roman est donc important parce qu'il a un petit lien avec les autres et le tout est subtilement construit pour attraper le lecteur dans cette toile. En ce sens, ayant lu l'oeuvre complète de Murakami, ce roman est important, parce que le lien avec "La ballade de l'impossible" est très fort.

samedi 16 mai 2015

Great Jones Street, Don DeLillo


Ma note : 7,5/10 

 Voici la présentation de l'éditeur: Rock-star et messie en herbe, Bucky Wunderlick, en proie à une crise spirituelle, lâche son groupe au beau milieu d’une tournée pour aller se terrer dans un appartement minable de l’East Village de New York, afin d’échapper à la machine infernale d’un système dont il a jusqu’alors parfaitement joué le jeu. Pendant que les fans en délire aspirent au retour sur scène de leur idole charismatique, Bucky, moins coupé de ses semblables qu’il ne l’aurait souhaité, se voit mis en demeure, par divers interlocuteurs plus ou moins bien intentionnés et diversement amateurs de substances illégales, de déchiffrer la partition inédite composée à son intention par un monde déviant et éminemment toxique, capable de le manipuler jusqu’à attenter à son intégrité psychique. Contemporain d’une époque – le début des années 1970 – dont il reflète les cauchemars et les hallucinations, Great Jones Street constitue une pénétrante approche des arcanes d’une pop culture au sein de laquelle s’inaugure la fusion de l’art, de la loi du marché et de la décadence urbaine.Sur les origines d’une scène culturelle toujours prégnante et dont la mythologie ne cesse de donner lieu à des revivals en tout genre, Don DeLillo apporte ici, loin des clichés qu’engendrent de pures récupérations mercantiles, un témoignage aussi authentique que visionnaire. 

 Pour Harold Bloom, Don DeLillo est un auteur plus complexe que l'étiquette de "postmoderniste" qu'on lui colle habituellement. Bloom dit que Outremonde est son chef-d'oeuvre (ce que peu de lecteurs désapprouvent) et pour lui, Don DeLillo est sans aucun doute l'un des grands écrivains de notre époque (parmi les écrivains vivants, il le classe dans les quatre meilleurs). Il dit qu'il est un « superbe inventeur ». De plus, DeLillo est pour lui un « high romantic » qui doit plus à Emerson, Thoreau et Whitman qu'à un postmoderne comme Thomas Pynchon. Paul Maltby est plutôt d'accord, parce qu'il a, (selon lui) : "an acknowledgement of a spiritual tone of life", ce qui représente un aspect du romantisme en littérature. (Toutes ces références sont dans le recueil de critiques sur Don DeLillo édité par Harold Bloom). Et dans son résumé de ce recueil de critiques, Chris Porter dit : "Concentrating on the «visionary moments» in The Names, White Noise and Libra, Maltby celebrates the anti-postmodern wonder and mystery that DeLillo foregrounds. These moments act in DeLillo as an "affirmation that the near-global culture of late capitalism cannot exhaust the possibilities of human experience." 

 Comme tous les romans de Don DeLillo, Great Jones Street semble de prime abord à l'opposé du romantisme mais sa poétique fait ressortir, d'une façon éclatante, les émotions humaines les plus profondes, ce qui n'est pas sans rappeler quelques grands romans de la période romantique. Un des éléments importants du romantisme est de faire passer les émotions avant la raison et sur ce point aussi, Great Jones Street récupère un peu du romantisme. 

 Ensuite, on doit dire que le style de DeLillo se prête moins bien à une histoire comme celle de Great Jones Street, surtout si on le compare à Mao II et Outremonde. La plume de cet auteur est l'élément crucial qui fait de ses romans des classiques à en devenir et ainsi, Great Jones Street devient un roman mineur dans l'oeuvre de ce grand écrivain, au même titre que Body Art et L'homme qui tombe. Par contre, une autre facette de cet écrivain est de montrer à la face du monde les clichés de la société pour ensuite en faire une critique subtile, et sur ce point, le présent roman est réussi. Comme pour Outremonde, mais d'une façon plus concise, DeLillo essaie de montrer le «sous-monde» de la société. Et cela est ici abordé avec le thème de la célébrité, de la musique, de la pop culture, du divertissement impérial. Le roman nous happe dès le début au sujet de la célébrité, (écrit sous la très belle plume de DeLillo) : «La célébrité nécessite toutes sortes d'excès. Je parle de la célébrité véritable, de la dévoration des néons, pas du crépusculaire renom d'hommes d'État sur le déclin ou de rois sans couronne. Je parle de longs voyages dans un espace gris. Je parle de danger, du bord qui cerne un néant après l'autre, de la situation où un seul homme confère aux rêves de la république une dimension de terreur érotique. Comprenez l'homme contraint d'habiter ces régions extrêmes, monstrueuses et vulvaires, moites de souvenirs de profanation. Si demi-fou qu'il soit, il se trouve absorbé dans la folie absolue du public ; même entièrement rationnel, bureaucrate en enfer, génie secret de la survie, il ne peut qu'être détruit par le mépris du public pour les survivants. La célébrité, cette espèce particulière, se nourrit de scandale, de ce que les conseillers d'hommes inférieurs considéraient comme de la mauvaise publicité - hystérie en limousines, bagarres au couteau dans l'assistance, litiges bizarres, trahisons, fracas et drogues. Peut-être l'unique loi naturelle régissant la célébrité véritable, est-elle que l'homme célèbre se voit, à la fin, contraint de se suicider. » 

Le personnage principal, la vedette, se cache par fatigue : « Les Américains recherchent la solitude de mille façons. Pour moi Great Jone Street correspondait à une période d'épuisement propice à la prière. Je devins un demi-saint, rompu aux visions, instruit par un sens de l'économie corporelle, mais déficient en termes d'authentique douleur. J'étais soucieux de me préserver en vue d'un supplice inconnu encore à venir et n'y travaillais pas en m'engageant dans des dialogues, en faisant plus de pas que ceux requis pour aller d'un endroit à une autre, ou en urinant si ce n'était pas nécessaire. » La Great Jones Street prend une place prépondérante et symbolique dans ce roman : « Lentement tout au long de Great Jones des signes de commerce se manifestèrent, expédition et réception, emballage pour l'exportation, bronzage à la demande. C'était une vieille rue. Ses matériaux étaient son essence même, ce qui explique sa laideur centimètre après centimètre. Mais on n'était pas dans le sordide irrévocable. Certaines rues qui dépérissent sont dotées d'une sorte de coefficient rédemption, de suggestion quant à de nouvelles formes sur le point de se développer, et Great Jones était de celles-là, suspendue dans l'attente du moment où elle se révélerait. Papier, ficelle, cuirs, outils, boucles, cadres-métalliques-et articles-de-fantaisie. Quelqu'un déverrouilla le portail de l'entreprise de sablage. De vieux camions arrivèrent en grondant sur les pavés de Lafayette Street. Chaque camion montait tour à tour sur le bord du trottoir, où plusieurs d'entre eux devaient rester toute la journée, un peu penchés, encerclés par des types ventripotents portant des blocs-notes, des factures, des listes de marchandises, et qui remontaient sans cesse leurs pantalons sur leurs hanches. Une femme noire sortit d'une épave de voiture abandonnée, en psalmodiant des bribes de chansons. Le vent fouettait depuis le port. » 

 Peu importe le sujet de ses romans, DeLillo a toujours le souci extrême de la prose bien écrite et Great Jones Street ne fait pas exception à la règle : 


 «Je longeai en taxi les cimetières sur la route de Manhattan et sa marée de lumière cendrée qui se brisait au sommet des gratte-ciels. New York avait l'air plus vieux que les villes d'Europe, sadique cadeau du XVIe siècle sous la menace permanente de la peste. Le chauffeur de taxi était jeune, pourtant, un gamin à taches de rousseur à la sobre coupe afro orangée. Je lui dis de prendre le tunnel. » Et un peu plus loin dans le roman : « Dans la soirée, je croisais des troupeaux de gens qui rentraient chez eux avec leurs journaux, porteurs d'une charge bien au-delà des simples poids et mesures. Ils remontaient une rue encore vérolée de néons et autres plaies larmoyantes, des hommes et des femmes presque en file indienne, courbés face au vent, tels des guides de montagne dressés à ne pas se plaindre, engagés pour rapporter ce fardeau turgescent et le dépiauter, rubrique après rubrique, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la trace de l'encre sur leurs doigts. » 


 Cet écrivain est souvent considéré comme un prophète pour l'intuition juste qu'il a des changements qui surviendront dans la société et ce roman accroît davantage ce sentiment, parce que les médias d'aujourd'hui glorifient la célébrité encore plus, comme Don DeLillo l'avait prévu. Écrit 20 ans avant le suicide de Kurt Cobain, Great Jones Street le prédisait en quelque sorte. Ce roman intègre des extraits de chansons dans son corpus ce qui lui donne un aspect original. Le style est envoûtant, il rappelle un peu la période gothique, et le tout est écrit avec un souci de nous rappeler l'urbanité démentielle des grandes villes. Malgré mon paragraphe d'introduction, on retrouve plusieurs éléments du postmodernisme dans ce roman : paranoïa, médias, simulacres. Et tout cela est exceptionnellement bien traduit par Marianne Véron, (une de mes traductrices préférées), parce qu'elle a bien «saisi» la poésie de DeLillo. Pour plusieurs, le jeu, l'aspect ludique définit bien le courant du postmodernisme et Great Jones Street représente bien cela, notamment avec les paroles de chansons (et autres) intégrées dans la structure du roman. Le narrateur est le personnage principal, et dans ce roman, cela amène une inquiétante étrangeté si le lecteur accepte de se laisser transporter. Par moments, cela est augmenté par une action « de la chambre » - pourrait-on dire - qui est proche de celle de Paul Auster (le narrateur reste dans un appartement et différents personnages viennent lui parler). J'ai préféré le premier tiers du roman parce qu'ensuite, il tombe dans le roman déjanté, psychédélique, «sous acide», proche de ceux de Thomas Pynchon. Je crois que DeLillo est un meilleur écrivain que Pynchon mais malheureusement, il veut parfois tellement l'imiter que le pire de Pynchon ressort dans DeLillo.

mercredi 6 mai 2015

Le poids de la grâce, Joseph Roth


Ma note : 8/10 

 Voici la quatrième de couverture : L’œuvre de Joseph Roth est faite d’ironie, de dérision, d’humour et d’une infinie compassion pour ses personnages. Une grande liberté d’expression alliée à une précision méticuleuse, une extrême rigueur, en font l’un des plus grands prosateurs de la langue allemande. Il a ce goût viennois de la plaisanterie, de la pointe amère et sceptique. Mais il a aussi un côté « prophète » qui s’exprime en particulier dans Le Poids de la grâce, et qui l’apparente parfois à Isaac B. Singer. Treize romans, huit récits, trois volumes d’essais et de reportages et un millier d’articles... Voilà ce qui nous reste aujourd’hui de Joseph Roth. A un enfant qui lui posa un jour la question : « Pourquoi écris-tu toujours ? » il répondit simplement : « Pour que le printemps revienne. » 

 Le nom de famille (juif) "Roth" est pour le moins important en littérature au XXème siècle. Parmi ces nommés "Roth", il y en a trois qui se démarquent : Henry, Philip et Joseph. Les deux premiers sont Américains. Henry Roth est né en 1906 en Europe mais a immigré aux États-Unis. Il y est mort en 1995. Son oeuvre la plus connue est le roman L'Or de la terre promise parue en 1934. Philip Roth est quant à lui le plus connu et reconnu à notre époque. Il est né en 1933 à Newark et a donc aujourd'hui 82 ans. Il a gagné à peu près tous les prix littéraires imaginables, à l'exception du Nobel, et ce succès est dû, entre autres, à de magnifiques romans comme Le théâtre de Sabbath et La tache. Joseph Roth, l'écrivain qui nous intéresse ici, est né en 1894 et mort en 1939. En plus d'être romancier, il est aussi journaliste. Il écrit en allemand. Il est Autrichien et Le poids de la grâce a paru en 1930, ce qui le situe au centre de son oeuvre. Il est aussi considéré comme un de ses meilleurs romans. 

 Les romans familiaux comme celui-ci ont généralement une immensité, une longueur qui égale celle de l'histoire dont ils parlent. Ainsi, il est rare de retrouver, comme ici, un roman familial de 250 pages. Je pense à Anna Karénine qui était aussi vaste que la grandeur de son histoire. Joseph Roth s'aventure ainsi dans des sentiers à défricher et parsemés d'embûches. Nous suivrons Mendel Singer, un maître d'école pauvre qui a quatre enfants. Une série de tragédies le frappera au fil de notre lecture. Le plus jeune sera atteint d'un grave handicape qui le privera finalement de paroles. Le cadet quittera la famille pour faire fortune en Amérique. Le plus vieux se fera abattre à la guerre. Sa fille sombrera dans la folie et la femme de Mendel Singer mourra au milieu de toutes ces tragédies. La toile de fond (ou le fil rouge) de cette histoire sera la foi de Mendel. 

 Pour poursuivre avec le résumé, on pourrait prendre l'incipit comme un résumé en tant que tel : « Voici déjà bien des années que vivait à Zuchnow un homme qui avait pour nom Mendel Singer. Il était pieux, il craignait Dieu et n'avait rien d’extraordinaire : c'était, en somme, un de ces Juifs tels que l'on en voit tous les jours. Il exerçait modestement le métier de maître d'école. Sa maison, en tout et pour tout, ne comprenait qu'une cuisine, d'assez vastes dimensions ; il y inculquait aux enfants la connaissance de la Bible. Avec ardeur et conviction, il faisait chaque jour sa classe, sans jamais obtenir de succès éclatants. D'autres Juifs, avant lui, par milliers, par centaines, avaient vécu de même et, de même, enseigné. » Le personnage principal ne dégage peut-être rien d'intéressant pour son milieu et son époque, mais pour un Occidental contemporain, c'est tout autre : « Sa personne était tout entière insignifiante - insignifiant aussi, son visage au teint blême. Comme il portait toute sa barbe, celle-ci, d'un noir très quelconque, encadrait ses joues, et sa bouche disparaissait sous cette barbe. Ses grands yeux, noirs et indolents, sous des paupières trop lourdes, avaient l'air à demi voilés. Il gardait constamment sur la tête une calotte de reps noir, d'aspect démodé. Il était vêtu d'un cafetan, sorte de lévite mi-longue qu'on voyait aux Juifs de cette contrée et dont les pans, flottant au vent, venaient battre, d'un rythme régulier, les bottes de cuir de Mendel Singer quand il allait, de son pas pressé, par les rues de la ville. » 

 Sa femme est davantage superficielle, dans les stéréotypes de la société, à l'aise de vivre dans les clichés que cette société nous renvoie. Ainsi, sa femme devient jalouse par la force des choses, ce que, bien sûr, la société cherche à faire ressortir chez les citoyens : « Telles étaient les misères que déplorait, dans ses lamentations, Déborah, l'épouse de Mendel Singer. Étant femme, elle succombait parfois aux embûches du démon. Elle jetait des regards d'envie sur le bien des gens fortunés ; les bénéfices que réalisaient les commerçants suscitaient sa jalousie. À ses yeux, Mendel Singer faisait trop piètre mine. Tout était pour elle objet de reproches : leurs enfants, sa nouvelle grossesse, la cherté de la vie, les tarifs ridicules dévolus à l'enseignement, et souvent même le mauvais temps. Le vendredi, elle frottait le plancher jusqu'à ce qu'il devînt jaune comme du safran. Ses larges épaules exécutaient un mouvement saccadé, cent fois répété, de bas en haut, de haut en bas ; [...] ». Dès la première tragédie qui frappe la famille, celle d'avoir un enfant handicapé, l'on peut voir l'importance de la religion. L'obscurité frappera cette famille. En voici un passage écrit dans un style somptueux : « Malgré tout, depuis l'heure fatale de la vaccination, la crainte pesait comme un cauchemar sur le foyer de Mendel Singer ; le chagrin dévastait les cœurs dont le souffle brûlant harcèle sa proie sans relâche. Déborah pouvait désormais soupirer à loisir sans encourir les réprimandes de son mari. Quand elle priait, elle gardait plus longtemps que jadis son visage caché dans ses mains comme pour se créer des nuits à elle seule, où enfouir ses angoisses et, pour elle seule aussi, des abîmes d'obscurité où trouver en même temps une source de grâce. Car elle croyait que, selon l'Écriture, la lumière de Dieu se manifeste dans toute Sa splendeur en illuminant les ténèbres et que Sa bonté dispense au milieu de l'ombre Sa clarté. Cependant, les crises de Ménouhim ne cessaient pas. Déborah voyait ses trois aînés grandir, toujours grandir. Les échos trop bruyants de leur bonne santé avaient, pour la malheureuse, des accents de méchanceté et même d'hostilité à l'adresse de Ménouhim, le pauvre infirme. » 

Étrangement, le style est simple, moderne et classique en même temps. On ressent bien qu'il n'a pas pris une ride malgré la distance qui nous sépare de sa publication. Traduit d'une main de maître par P. Hofer-Bury, ce roman a paru en français chez Calmann-Lévy en 1965. On pourrait associer la forme et l'infrastructure du roman à un réalisme tardif, post-flaubertien, mais le côté «mystique» (et surtout la finale) renverse un peu la tendance générale. Cette finale est grandiose mais le roman est tellement court qu'on ne peut pas vraiment en profiter. L'écrivain ne prend pas assez de temps et d'espace pour développer ses personnages pour que ceux-ci donnent l'impression d'avoir un passé derrière eux, d'avoir une profondeur réelle-imaginaire respectable pour ce genre de livre. Le poids de la grâce donne l'impression d'avoir été écrit d'un même souffle. Pour reprendre le terme de Bakhtine, Joseph Roth semble écrire des romans « monologiques » comme Tolstoï et Flaubert plutôt que des romans polyphoniques comme Dostoïevski. (sur le site de fabula, ils expliquent le roman polyphonique). Avec son récit grandiose et tragique, ce roman promet de grandes choses mais semble avoir de la difficulté à tenir ses promesses. Cependant, c'est une histoire magnifique de résilience comme don Quichotte en était une dans un registre différent. Le poids de la grâce pourra être perçu comme austère et rébarbatif (tout le contraire du don Quichotte) mais la littérature n'a pas toujours à être «excitante». Selon moi, ce roman deviendra un classique mineur (s'il ne l'est pas déjà). Le style est parfois sublime, et la force de l'histoire est de faire ressortir nos émotions, surtout vers la fin. La religion est partout dans ce roman. Par exemple, pour apprendre au jeune handicapé à parler, Mendel ouvre la Bible et lit le premier passage. La religion s’immisce dans tous les aspects de l'histoire et cela aussi pourra rebuter nombre de lecteurs. 

Pour faire ressortir l'émotion du lecteur, Joseph Roth semble s'inspirer de Dickens et Les grandes espérances. Une technique facile qui est souvent utilisée. Il sépare des personnages en cours de récit pour subitement, et d'une façon inattendue, les réunir à la fin. Joseph Roth a du talent mais n'est pas un génie. Dans Promenade au phare, qui est écrit à la même époque, Virginia Woolf a été capable de combiner un style magnifique, poétique, avec un roman familial et surtout, avec une originalité qui porte de nos jours le nom de modernisme. Roth n'a pas été capable de le faire. Il s'est contenté d'imiter un peu les grands classiques en édulcorant ces grands chefs-d'oeuvre. Fondamentalement, La promenade au phare et Le poids de la grâce sont deux grandes épopées familiales, mais à l'extrême l'une de l'autre. Virginia Woolf a réussi sur tous les plans alors qu'avec un talent plus limité, Joseph Roth s'est contenté de subir l'influence du 19e siècle. Depuis que je lis les classiques (et j'inclus là-dedans les chefs-d'oeuvre contemporains), je réalise que l'histoire de la littérature n'est qu'une suite d'influence, d'inspiration, etc. Je crois que les meilleurs romans sont ceux qui «plagient» le mieux leurs «ancêtres». Mais parfois aussi, de grands génies comme Virginia Woolf s'échappent un peu de leur influence et deviennent de véritables incontournables parmi les classiques tandis que les Joseph Roth demeurent parmi les mortels, parmi les bons écrivains de leur époque... 

 Finalement, c'est un bon roman de Joseph Roth, mais vais-je relire un jour cet auteur ? Je ne crois pas !