dimanche 19 juillet 2015

Les puissances des ténèbres, Anthony Burgess


Ma note : 8,5/10

 Voici la présentation de l'éditeur : Tommey, 81 ans, écrivain homosexuel vivant à Malte, reçoit la visite d'un archevêque venu lui demander de témoigner dans le cadre du procès en béatification de Carlo, son beau-frère et alter ego. C'est l'occasion pour Tommey de s'interroger sur la foi et le péché en replongeant par écrit sur son parcours et celui de Carlo, catholique révolutionnaire qui souhaite réformer l'Église. Avec en toile de fond le portrait noir et violent du XXe siècle depuis la Grande Guerre jusqu'aux années 1970, le récit autobiographique de Tommey est une réflexion torturée, excessive et souvent drôle sur les ténèbres qui l'ont entouré sa vie entière : la sexualité et l'homosexualité, les compromis, l'alcool, les questionnements futiles, la peur de vieillir, la fuite de soi. Les Puissances des ténèbres pousse très loin la réflexion sur le Bien et le Mal, sur les différentes formes de mysticisme. Entre cynisme et drôlerie, courage et veulerie, anticonformisme et exigence, le roman d'Anthony Burgess témoigne d'un temps où la littérature pouvait être colossale, sublime, effarante. 

Roman de 1000 pages, divisé en 82 chapitres comme l'âge du narrateur (l'âge vers lequel il se dirige), parfaitement traduit en français, d'une main de maître, Les puissances des ténèbres a été écrit par l'auteur de L'orange Mécanique. Ici, le narrateur est un romancier : « Il y a douze ans que j'ai pris ma retraite de la profession de romancier. Cependant, quiconque ayant une petite idée de mon oeuvre et se donnant la peine de relire ma première phrase devra bien reconnaître que je n'ai pas perdu une miette de ma vieille habileté à tourner ingénieusement ce qu'il est convenu d'appeler une entrée saisissante dans le vif du sujet. Pourtant il n'y a là au fond nulle ingéniosité. Parfois l'actualité se prête aux jeux de l'art. Que j'eusse quatre-vingts ans, je ne pouvais guère en douter : toute la matinée les télégrammes de félicitation n'avaient cessé de m'en pénétrer. Geoffrey, qui enfilait déjà son pantalon de toile trop collant était en effet, selon toute hypothèse, mon Ganymède ou mon amant autant que mon secrétaire. Et le mot espagnol arzobispo signifie sans conteste archevêque. L'heure ? Peu après 4 heures, un après-midi de juin à Malte - le 23 juin pour être exact et pour épargner à ceux que cela intéresse vraiment l'ennui d'avoir à consulter le Who's Who. »

 J'ai vu le narrateur comme un anarchiste-conservateur (malgré le paradoxe), très proche politiquement de Burgess. Comme ce dernier, il est assez âgé lorsqu'il écrit. Comme lui aussi, il est romancier. Il est intéressant de lire la biographie de Burgess pour voir qu'il y a de nombreuses ressemblances entre les deux. Mais avant d'y voir un roman à clef référons-nous à une auteure que j'aime bien: Cynthia Ozick. Je lisais dernièrement un de ses essais de critique littéraire et elle écrivait justement, dans une critique de Ravelstein de Saul Bellow, que le roman à clef n'existe pas vraiment, l'oeuvre étant assez indépendante de tout : « Roman à clef ? Never mind. When it comes to novels, the author's life is nobody's business. A novel, even when it is autobiographical, is not an autobiography. If the writer himself leaks the news that such-and-such a character is actually so-and-so in real life, readers nevertheless have an obligation - fiction's enchanted obligation - to shut their ears and turn away. A biographer may legitimately wish to look to Buddenbrooks, say, to catch certain tonalities of Thomas Mann's early years ; a reader is liberated from the matching game. Fiction is subterranean, not terrestrial. »

 Alors, finalement, doit-on voir dans Les puissances des ténèbres cette sorte de roman à clef qui n'existe pas selon elle ? Personnellement, je suis assez d'accord avec Ozick. Les incipit comme dans ce roman peuvent s'apparenter à l'écrivain mais il faut s'être essayé à la fiction pour se rendre compte que les romans finissent par « s'envoler tout seuls », que les personnages vivent un peu d'eux-même et que l'auteur peut se voir manipuler par le destin romanesque. « Épopée d'un monde sans dieux » selon Georg Lukács, le roman est quelque chose d'étrange et les romanciers qui poussent cette étrangeté encore plus loin sont généralement les meilleurs. C'est pour cela que Kafka est si bien perçu par les critiques.

 Fermons la parenthèse et revenons à La puissance des ténèbres. Avec un romancier comme personnage et un érudit comme écrivain, nous serons conviés à des leçons de littérature essaimées ici et là : « Wer, wenn ich schrie... Qui donc avait dit ou écrit cela ? Mais le grand Rilke, lui-même, bien sûr, le pauvre. Mort aujourd'hui. Il avait pleuré en ma présence dans une méchante brasserie de Trieste, non loin de l'Aquarium. Les larmes lui ruisselaient du nez, qu'il essuyait à sa manche. » Le narrateur-romancier a l'ironie d'un Gontcharov et la verve d'un Saramago. Une chose est sûre, ce ne sont pas les passages intéressants qui manquent dans un roman comme celui-ci où le narrateur parle de son métier, de son père, et où l'on voit qu'il est un homme de conviction : « Oh, mon Dieu... le vrai combat ? Je pensais en écrivain, non pas en être humain, même sénile. Comme si la conquête du langage avait de l'importance ! Comme si, à la fin des fins, il existait autre chose de plus important que des clichés. Fidèle. Tu as manqué à la fidélité. Tu t'es laissé glisser, tomber dans l'infidélité. Ma conviction est que l'on doit être fidèle à ses croyances. Adeste fideles. À Noël, cela pouvait encore éveiller une nostalgie mouillée de larmes. La reproduction, dans le cabinet chirurgical de mon père, de cette horreur - mais de quel droit la qualifiais-je d'horreur ? - illustrant l'anecdote de la sentinelle morte à son poste, les yeux grands ouverts sur l'écroulement de Pompéi. Fidèle jusqu'à la mort. Les félicitations des fidèles, soit. Le monde de l'homosexualité a son langage complexe, délicat et pourtant parfois d'une acuité atroce dans sa précision, façonné d'après des clichés appartenant à l'autre monde. Ainsi donc, cher maître, ce sont les fruits tangibles de votre réussite. »

 En plus d'une traversée de « tout le XXe siècle », ce roman, bien souvent par le truchement de dialogues, est une traversée de la littérature occidentale :

 « -J'aime bien Hermann Hesse. 
-Juste ciel ! m'écriais-je, surpris. Il nous reste à tous un espoir. J'ai connu Hesse. 
-Vous l'avez connu ? (Elle resta bouche bée, montrant de la verdure à demi mastiquée, écarquilla de grands yeux, puis cria à travers la table :) Johnny ! Il a connu Hermann Hesse ! 
-Qui ça ? Johnny avait sa bouteille familiale personnelle de Coca-Cola pour faire descendre la verdure. 
-Lui, là. Monsieur, euh...
Je n'étais peut-être pas le summum pour tout le monde, mais je n'en avais pas moins quelques petites choses à offrir : aux catholiques, un saint en puissance qui était, autant dire, de la famille ; aux jeunes, un romancier allemand très surestimé qui avait fait partie de mes relations ; et à ceux que cela intéressait, finalement, mes œuvres personnelles.
-Hesse est génial, proclama John Ovington. 
-Vous l'avez lu en allemand ? demanda ce renard de Wignall. 
-Il transcende la langue, décréta John Ovington. 
-Là, vous me permettrez respectueusement de ne pas être d'accord, dit Wignall. Aucun écrivain ne transcende la langue. Tout écrivain n'est que langage. Chacun étant le sien propre. 
-Je fus frappé d'entendre dans sa voix un léger frémissement de ce que je pris pour la conviction de la vocation. 
 -Ce sont les idées, déclara le garçon à la ronde. Ce sont elles qui comptent, pas les mots. 
-Les idées de Shakespeare, par exemple ? Bon dieu, il n'y a pas une idée qui vaille la peine qu'on en parle, dans Shakespeare ! (Tremblement de voix plus fort, à juste titre) »

 Ensuite, les figures de style qu'utilise Burgess sont souvent justes mais étranges en même temps. Voyez comment il compare Dieu à Walt Whitman : « Oui, nous avons le temps, disais-je, ajouta-t-il en m'enfonçant un doigt familier dans les côtes. Néanmoins, ne perdez pas de vue l'urgence de la chose. C'était une des contradictions qui viennent sans peine aux esprits religieux, Dieu étant pour le moins aussi large que Walt Whitman. » C'est intéressant de voir qu'en fin de compte c'est Dieu qu'il compare à Whitman et pas le contraire, selon ce qui devrait être logique.

 C'est mon idole Harold Bloom qui m'a amené à Burgess. De quelle façon ? Eh bien, messieurs Bloom et Burgess sont de très grands amis et le premier admire le second. De plus, il dit qu'il est un grand écrivain. Il dit aussi qu'il est même un des deux seuls écrivains à avoir écrit un bon roman ayant Shakespeare comme personnage. 

L'écriture de Burgess est intéressante à lire, il a un très beau style, mais ce n'est pas avec lui que l'on retrouvera de la prose poétique. Dernièrement, les écrivains qui m'ont le plus marqué sont Virginia Woolf et Vladimir Nabokov. D'un point de vue strictement stylistique et esthétique, il ne leur arrive pas à la cheville. Mais lorsqu'on ne s'attend à rien d'un roman, on est souvent comblé. Et c'est exactement cela qui m'est arrivé avec cette Puissance des ténèbres. Burgess n'a peut-être pas le talent des plus grands, mais il est parvenu à l'exploit remarquable de nous maintenir en haleine, à nous divertir, à nous intéresser pendant 1000 pages. Il a un souffle littéraire indéniable. La très belle couverture de cet énorme bouquin représente merveilleusement bien la beauté diabolique du roman.

 Il arrive souvent que les meilleurs romans soient aussi ceux qui, sous nos yeux, sont capables de faire évoluer un personnage au point qu'on le voit se transformer au fil des pages. Avec un homme de 81 ans comme ici, l'exercice était d'autant plus périlleux mais c'est avec joie que nous découvrons que Burgess a le talent nécessaire pour y parvenir. 

 À un moment donné dans le roman, Burgess dit : « Quel Dieu écouter ? Celui qui m'a créé comme je suis, ou Celui dont la voix nous parvient filtrée par les préceptes de l'Église ? » Je crois qu'il suffit de se plonger dans la « vraie » littérature, et donc dans ce roman, pour en découvrir la réponse. Même si la littérature, contrairement à la philosophie, offre rarement des réponses concrètes...Et c'est précisément sa force !

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