vendredi 4 septembre 2015

Bienvenue au conseil d'administration, Peter Handke


Ma note : 7,5/10

 Voici la quatrième de couverture: Dans ce recueil de nouvelles, on a affaire à une figure centrale et à une seule : la mort, mais la mort qu'on voit comme un objet, une sorte de mort cinéma où le regard du lecteur décompose un à un, parcourt et soupèse les gestes de la mort (Le gibet), se demande comment ça va se passer (Les frelons) ou suit des yeux la montée de l'eau (L'inondation). On est toujours du côté de celui que l'on voit agir : on est soi-même l'inventaire du cirque (L'incendie) ou l'adolescent assassin. Le geste finit par être à ce point anonyme et indifférent qu'il importe peu de savoir s'il a été accompli ou non et quelles sont ses conséquences. Le lecteur est à chaque instant surpris en flagrant délit, pour le moins, de non-assistance à personne en danger.

 Les nouvelles de Peter Handke peuvent-elles nous apporter quelque chose ? Voici un auteur qui excelle dans l'art de la beauté, serions-nous tentés de dire, et lorsqu'il touche à d'autres choses, il n'est pas le meilleur. Ce qui est de mauvais augure pour la nouvelle. Le développement de ses récits laisse souvent à désirer alors que la nouvelle demande généralement de grandes capacités dans ce domaine. Par comparaison, disons que les petites proses de Robert Walser n'ont pas besoin de tout cela, le génie de leur auteur suffit. Et dans la nouvelle en tant que telle, mon préféré est possiblement Borges. Ce dernier est un innovateur hors pair, un styliste au-dessus de la moyenne et Nabokov, le critique le plus sévère que je connaisse, dit même de lui de bons mots, ce qui est rare : « How freely one breathes in his marvelous labyrinths! Lucidity of thought, purity of poetry. A man of infinite talent. » Tchekhov est fabuleux, Alice Munro aussi (elle est vue, avec raison, comme la «Tchekhov contemporaine») et Kafka nous amène, comme dans ses romans, dans d'étranges contrées avec la forme brève. Mais Handke ? Peut-on s'attendre à ce niveau de qualité avec lui ? Peut-il apporter quelque chose de neuf ?

 Avant d'y répondre, voyons le résumé (et quelques commentaires) des quatre premières nouvelles, sur un total de dix-neuf :

  

 Nouvelle 1                                     Bienvenue au conseil d'administration

 « Messieurs, il fait froid ici. Je ne sais comment vous expliquer. Il y a une heure, j'ai téléphoné de la ville pour demander si tout était prêt pour la séance ; personne n'a répondu. Je suis vite venu ici et j'ai cherché le portier, je ne l'ai trouvé ni dans sa loge, ni en bas à la cave, à la chaudière, ni dans le hall. Dans cette pièce, j'ai finalement trouvé sa femme : elle était assise sur un tabouret, à côté de la porte, dans l'obscurité ; elle avait serré sa tête entre ses genoux, elle tenait sa nuque par-derrière, l'étreignant de ses mains jointes. Je lui demandai ce qui s'était passé, sans même bouger, elle m'a dit que son mari était parti, un de leurs enfants ayant été écrasé par une auto en faisant de la luge. C'est la raison pour laquelle les pièces n'ont pas été chauffées, c'est pourquoi je vous demande d'être indulgents. Ce que j'ai à dire ne prendra pas longtemps. »

 Et un peu plus loin, nous pouvons lire : « Vous allez tous recevoir les dividendes qui vous reviennent pour l'année financière en cours. C'est ce que je voulais vous annoncer aujourd'hui, au cours de cette séance extraordinaire. »

 Donc, le narrateur, celui qui parle en fait, a convoqué une réunion en pleine tempête de neige pour apparemment dire quelque chose d'une importance cruciale. Mais ce ne sera pas seulement une question de dividendes. L'homme parle de moins en moins fort, parce que plus la nouvelle avance, plus le sujet devient important. En quelques pages seulement la forme devient complexe. Elle dépasse le fond. Et si tout était dans la forme ? Et si le profit transcendait la mort ? Et s'il était plus important que la vie ?



  Nouvelle 2                                      Le colporteur

 Même titre (en français) qu'un de ses romans. C'est la plus cinématographique du recueil. Handke se contente de «montrer» les choses, de les «imager». Elle est anti-littéraire. Encore une fois, la mort «froide» est bien présente. Mais l'ironie viendra perturber cette froideur de la mort. Handke décrit une pièce. Cette nouvelle est proche de la métafiction.

 « Pendant que le colporteur est là debout et fume, il épie la conversation du général et de sa maîtresse nommée Bella. Le général a fui devant ses ennemis et il s'est réfugié dans une cabane au bord de la mer. Avant que le colporteur ne vienne, envoyé par le nouveau gouvernement pour tuer le général, celui-ci parle plus d'une heure durant avec l'homme qui seul est resté à ses côtés. Il boit du vin, casse une bouteille et se fait lire dans un vieux livre le récit de la mort d'un célèbre homme d'État romain qui fut assommé par un capitaine du nom de Herrenius alors que les esclaves descendaient le fugitif en litière vers la mer. Comme le rapporte le chroniqueur, il sortit la tête de la litière, la main gauche, à son habitude, appuyée sous le menton. Il regardait ses meurtriers fixement, droit dans les yeux. »



  Nouvelle 3                                       Les frelons

 Peut-être la nouvelle la plus étrange, certainement la plus noire dans un recueil déjà ténébreux. Un fils raconte la folie du père avec une ambiance proche des poèmes de Paul Celan. Une très bonne nouvelle.

 « Avec ses gros godillots il faisait des traces profondes dans la neige, dans le vent et dans l'obscurité, et l'air sifflait et geignait, et il faisait des traces profondes, pendant que je le suivais, pieds nus sur les frelons qui s'agitaient et fondaient.

  Dort-il 
Non, il est réveillé, ses yeux sont ouverts 
Dis-lui de dormir
Dors, toi, dis 
Pourquoi il ne dit rien 
Pourquoi tu ne dis rien 
Prends-lui sa main pour voir si le pouls 
Je ne sens rien 
Peut-être qu'il est 

qui s'agitaient et fondaient les traces profondes qu'il faisait avec ses chaussures profondes jusqu'à ce que nous soyons arrivés auprès d'elle, les traces profondes qu'il fait, à travers lesquelles nous marchons pendant que nous regardons pendant que nous nous lamentons pendant que je mets les pieds dans les traces de mon père. »




  Nouvelle 4                                      La guerre éclate

 (C'est davantage un exercice de style qu'une nouvelle). Elle traite du corps plus que de l'esprit. C'est une des moins intéressantes selon moi. C'est une petite prose assez banale en fait. Presque tout, dans ce texte, tourne autour du corps, des gestes, du mouvement :

 « [...] il serre le saucisson contre le pain et les porte rapidement à la bouche. Puis le voilà assis la tête inclinée en arrière contre le dossier, il a les deux doigts dans la bouche et les mâchonne en même temps que le pain et le saucisson. De nouveau son visage fatigué est assombri par l'ombre du wagon du train suivant qui vient d'entrer en gare, sur cette voie-là ; sur une autre voie un autre train entre en gare. L'homme repousse son chapeau sur la nuque, son cou par secousses avance et recule. L'homme arrange son chapeau et des doigts il en tâte les bords, puis il enlève son chapeau et en brosse le côté de ses doigts étendus ; il le remet une nouvelle fois. Son cou avance et recule. Les yeux de l'homme s'exorbitent légèrement. Il a enfin avalé sa bouchée. De nouveau un train entre en gare et obscurcit le visage de l'homme. »




 Pour revenir à la question que je posais au début, je serais enclin à répondre oui. Sans être aussi formidable que tous les noms cités dans mon introduction, c'est avec surprise que j'ai constaté l'aisance qu'a Peter Handke pour naviguer dans ce genre littéraire et sa capacité à laisser tomber la poésie pour mettre l'accent davantage sur la mécanique de ses récits. En tout cas, il y réussit très bien à quelques occasions.

 J'ai maintenant presque tout lu de Peter Handke (ce qui est disponible en français) et c'est avec une légère pointe de déception que je quitte son oeuvre. Certes, je reconnais encore son génie, parce qu'on ne peut pas avoir un esprit médiocre en étant talentueux dans plusieurs domaines. Mais pour ce qui est du roman en particulier, je comprends aujourd'hui pourquoi le Prix Nobel de littérature lui avait échappé au détriment de Jelinek (même si cette dernière avoua qu'il le méritait davantage qu'elle). Les romans d'Handke (à part L'absence) laissent un souvenir périssable dans notre conscience et bien que le chemin pour se rendre jusqu'à la fin de son oeuvre soit agréable, il n'est pas exceptionnel non plus. Forcé d'admettre que parmi tous les excellents romanciers autrichiens du XXe siècle, Handke est sans doute l'un des moins intéressants. Harold Bloom avait déjà décrit John Updike de cette façon : « a minor novelist with a major style. » C'est exactement cela aussi avec Handke. Un grand styliste, mais un bien petit romancier. 

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