samedi 12 mars 2016

Les somnambules, Hermann Broch


Ma note : 8,5/10

Voici la quatrième de couverture signée Milan Kundera: À l'encontre de ceux qui voient la modernité du roman dans une subjectivisation extrême, Broch (de même que l'autre grand Viennois Musil) conçoit le roman comme le forme suprême de la connaissance du monde et le charge d'ambitions intellectuelles comme aucun romancier n'a osé le faire avant lui. Broch est un des plus grands démystificateurs des illusions lyriques qui ont obsédé notre siècle. Dans Les Somnambules, son oeuvre la plus importante, l'Histoire des Temps Modernes lui apparaît comme un processus de dégradation des valeurs. Les trois volumes de la trilogie représentent trois degrés de l'escalier du déclin : le premier, le romantisme ; le deuxième, l'anarchie ; le troisième, le réalisme (die Sachlichkeit). Broch a révélé ce grand paradoxe : plus le monde moderne se targue de la Raison, plus il est manipulé par l'Irrationnel. Le théâtre macabre qui se joue de nos jours sur notre planète, il l'a préfiguré dans ses personnages. À travers leurs aventures (l'action se déroule entre 1888 et 1918), il a réussi à dévoiler les « coulisses de l'irrationnel » à partir desquelles sont régies les guerres, le révolutions, les apocalypses. 

 (Les Somnambules sont une trilogie et je vais surtout me concentrer dans cette chronique sur le premier livre)

 Dans Le rideau, Milan Kundera écrit aussi sur Broch :

 « [...] Musil me rappelle Franz Kafka qui, dans ses romans, abhorre toute gesticulation émotionnelle (ce qui le distingue radicalement des expressionnistes allemands) et écrit L'Amérique, comme il le dit lui-même, en opposition au « style débordant de sentiments » ; par quoi Kafka me rappelle Hermann Broch, allergique à « l'esprit de l'opéra », particulièrement à l'opéra de Wagner (de ce Wagner si adoré par Baudelaire, par Proust) qu'il tient pour le modèle même du kitsch (un « kitsch génial », comme il disait) ; par quoi Broch me rappelle Witold Gombrowicz qui, dans son fameux texte Contre les poètes, réagit à l'indéracinable romantisme de la littérature polonaise de même qu'à la poésie en tant que déesse intouchable du modernisme occidental. Kafka, Musil, Broch, Gombrowicz... Formaient-ils un groupe, une école, un mouvement ? Non ; c'étaient des solitaires. Plusieurs fois, je les ai appelés « la pléiade des grands romanciers de l'Europe centrale » et, en effet, tels les astres d'une pléiade, ils étaient chacun entourés de vide, chacun loin des autres. Il me paraissait d'autant plus remarquable que leur oeuvre exprime une orientation esthétique semblable : ils étaient tous poètes du roman, c'est-à-dire : passionnés par la forme et par sa nouveauté ; soucieux de l'intensité de chaque mot, de chaque phrase ; séduits par l'imagination qui tente de dépasser les frontières du « réalisme » ; mais en même temps imperméables à toute séduction lyrique ; hostiles à la transformation du roman en confession personnelle ; allergiques à toute ornementalisation de la prose ; entièrement concentrés sur le monde réel. Ils ont tous conçu le roman comme une grande poésie anti-lyrique. »

 Un peu plus loin dans cet essai, Kundera écrit:

« "Le roman gnoséologique au lieu du roman psychologique", écrit Broch dans une lettre où il explique la poétique des Somnambules (écrits entre 1929 et 1932) ; chaque roman de cette trilogie , 1888- Pasenow ou le Romantisme, 1903 - Esch ou l'anarchie, 1918 - Huguenau ou le Réalisme (les dates font partie des titres), se passe quinze ans après le précédent dans un autre milieu, avec un autre protagoniste. Ce qui fait de ces trois romans (on ne les édite jamais séparément!) une seule oeuvre, c'est une même situation, la situation surindividuelle du processus historique que Broch appelle la « dégradation des valeurs », face auquel chacun des protagonistes trouve sa propre attitude : d'abord Pasenow, fidèle aux valeurs qui, sous ses yeux, s'apprêtent à s'en aller ; plus tard Esch, obsédé par le besoin de valeurs mais ne sachant plus comment les reconnaître; enfin Huguenau, qui s'accommode parfaitement du monde déserté par les valeurs. »

 Robert Musil n'était connu à l'époque que par son roman Les désarrois de l'élève Torless et sa petite notoriété s'était vite estompée de son vivant. Lorsqu'il composait L'homme sans qualités, roman de plus de 1000 pages qu'il n'a jamais fini, il le faisait dans un quasi-anonymat et il était à des années-lumières du succès d'estime dont il jouit aujourd'hui. À sa mort, son service funèbre n'avait attiré que huit personnes. Le grand écrivain de l'époque "Musil" était en fait Hermann Broch et il était connu et reconnu particulièrement pour ses Somnanbules qui régnaient sur le début du 20e siècle littéraire (du moins en Allemagne et dans son pays d'origine). Musil n'était même pas dans l'ombre de Broch, il était presque rien.

 Bien que je lui préfère, et de loin, le "roman-monde" qu'est L'homme sans qualités, Les Somnambules ont quand même traversé les décennies pour nous arriver dans un style qui se lit bien, qui se laisse dévorer comme un "page-turner". Donc, dans cette première partie intitulée 1888 - Pasenow ou le romantisme, (il contient 175 pages), nous suivrons Joachim von Pasenow, militaire de profession, et l'on assistera entre autres aux promenades de Joachim dans la grande ville, à ses intimes pensées, à ses relations, à ses tourments, à ses joies, à ses peines. On suivra surtout un Joachim tiraillé entre Élizabeth et Ruzena, et pris dans la tourmente de la mort de son frère et du deuil difficile de ses parents.

 En cette année 1888, le père de Joachim a 70 ans et il n'inspire pas confiance dans les rues de Berlin. (cet incipit nous permet d'avoir une bonne idée de ce que Broch déploiera comme prose) :

 « En 1888, M. von Pasenow avait soixante-dix ans. Certaines gens éprouvaient un inexplicable sentiment d'antipathie dans les rues de Berlin, à son approche, et allaient jusqu'à prétendre, dans leur antipathie, que ce vieillard suait la méchanceté. Petit mais bien proportionné, sans rien du géronte décharné ni du ventripotent, il avait juste la taille qu'il fallait et le chapeau haut-de-forme dont il aimait se coiffer à Berlin ne lui donnait aucun ridicule. Il portait une barbe à la Guillaume Ier mais taillée plus court et ses joues étaient vierges de ce blanc duvet auquel le souverain devait son aspect débonnaire ; même ses cheveux, à peine éclaircis, n'accusaient que quelques fils blancs ; bien que septuagénaire, il avait gardé la blondeur de ses jeunes ans, ce blond roussâtre qui rappelle la paille pourrie et détonne dans la physionomie d'un vieillard qu'on imaginerait plutôt sous une toison plus digne. Mais M. von Pasenow s'en accommodait ainsi que du monocle qui, selon lui, ne devait être aucunement l'apanage de la jeunesse. Consultait-il le miroir, il y reconnaissait sans peine ce visage qui cinquante ans auparavant lui jetait déjà un regard tout semblable. Or, en dépit de ce satisfecit donné à M. von Pasenow par lui-même, il y avait néanmoins des gens qui jugeaient déplaisante l'allure de ce vieillard et s'étonnaient également qu'il ne se fût jamais trouvé une femme pour lui dépêcher un regard allumé de désir et l'étreindre avec ferveur ; [...] ».

 Les digressions prennent parfois cette forme : au fil du texte, il interrompt le récit et il peut nous entretenir de sujets reliés avec le reste du texte mais quelque peu "indépendants" comme ici avec les uniformes :

 « Sur le chapitre de l'uniforme, Bertrand pourrait s'exprimer à peu près ainsi. Il fut un temps où l'Eglise seule trônait en juge au-dessus de l'homme et où chacun se savait pécheur. Aujourd'hui il est de nécessité que le pécheur juge le pécheur afin d'empêcher que toutes les valeurs sombrent dans l'anarchie et, au lieu de pleurer avec lui, le frère est dans l'obligation de dire à son frère : "Tu as mal agi." Et si jadis seul l'habit sacerdotal, par son inhumanité, se distinguait des autres, si même sous l'uniforme et la toge céleste, que la société se scindât en hiérarchies et en uniformes et élevât ceux-ci à l'absolu au lieu et place de la foi. Et puisque c'est toujours romantisme que d'élever le terrestre à l'absolu, l'austère et véritable romantisme de notre époque est celui de l'uniforme, semblant impliquer l'existence d'une idée supraterrestre et supratemporelle de l'uniforme, idée qui sans exister possède une telle intensité qu'elle s'empare de l'homme avec beaucoup plus de force que ne le pourrait une quelconque vocation terrestre, idée inexistante et pourtant si intense qu'elle fait du porteur d'uniforme un possédé de l'uniforme, mais jamais un homme de métier au sens civil du mot, peut-être précisément parce que l'homme en uniforme est nourri et gonflé de la conscience de réaliser le propres style de vie de son époque et de réaliser également ainsi la sécurité de sa propre vie. »

 On voit ici la modernité du roman (sa plus grande force selon moi) et le passage d'une époque religieuse au monde de Freud, de Nietzsche, bref celui de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle :

 « Peut-être le monde serait-il complètement sorti de ses gonds si, au dernier moment, on n'avait inventé pour les civils le linge empesé qui transforme la chemise en une planche de blancheur et lui ôte son aspect de sous-vêtement. Joachim gardait souvenir de l'ébahissement qu'il avait éprouvé, étant enfant, en devant constater sur le portrait de son grand-père que ce dernier portait non pas une chemise empesée mais un jabot de dentelle. Sans doute les hommes de ce temps possédaient une foi chrétienne plus fervente, plus profonde et n'avaient pas à chercher ailleurs une protection contre l'anarchie. Voilà bien des réflexions absurdes, fort probablement quelque réminiscence des propos saugrenus d'un Bertrand ; Pasenow avait presque honte de nourrir de telles pensées en présence de l'adjudant et quand elles l'assaillaient, il les écartait vigoureusement et prenait, d'une secousse, l'attitude martiale de son état. »

 Finalement, si l'on peut dégager une intrigue de ce roman "littéraire", elle se définit par une question : est-ce que Joachim choisira finalement Elisabeth?:

 « Le lendemain, en mettant son père au train, Joachim entendit ce discours : "Maintenant que tu vas être chef d'escadron, il faudrait bien songer un peu au mariage. Que te semble d'Elisabeth ? En fin de compte les Baddensen ont quelques centaines d'arpents, là-bas à Lestow, et un jour la jeune personne en héritera." Joachim garda le silence. La veille, son père avait failli lui acheter une fille pour cinquante marks et maintenant il lui négociait une union légitime. Ou bien le vieillard convoitait-il Elisabeth comme la fille dont Joachim sentit derechef la main sur sa nuque. Pourtant il n'était guère concevable qu'un homme portât l'impudence jusqu'à désirer Elisabeth et moins encore que quelqu'un voulût faire violer une sainte par son propre fils sous prétexte qu'il n'y pouvait suffire. Peu s'en fallut qu'il ne demandât pardon à son père de cet horrible soupçon ; mais le vieillard était capable de tout. Il est une menace pour le sexe tout entier, songe Joachim tandis qu'ils arpentent le quai, et il y songe encore tout en saluant le train qui s'éloigne. Mais sitôt le train disparu, il songe à Ruzena. »

 Malgré le rôle de second qu'il est devenu avec le temps dans la littérature autrichienne, après le grand roman de Musil, on se laisse quand même gagner par ce livre qui se voulait "total" à sa sortie mais qui est devenu un peu plus mince et simple après un siècle. Étrangement, je l'ai perçu comme étant plus proche d'un Thomas Mann que d'un Musil. Je me serais attendu à un langage d'une plus grande splendeur esthétique comme les autres Autrichiens. Il m'a paru plus Allemand (Mann, Hesse, etc.) qu'Autrichien. L'écriture quelque peu vieillie offre très peu de puissants moments de lecture, sa poétique étant presque chirurgicale, sans grande poésie mais avec quand même de longues phrases qui coulent bien. Un peu comme le dit Kundera (mais contrairement à ce dernier), je ne placerais pas Musil parmi ces auteurs anti-lyriques. Par contre, cette limpidité de la prose est assombrie par les répétions. Je ne sais pas si c'est une mauvaise habitude de l'auteur ou du traducteur mais l'on retrouve une foule de répétitions à l'intérieur d'une seule phrase, comme celle-ci : « Ainsi le crépuscule dure très longtemps, si longtemps que les propriétaires de boutiques, [...] ». Le mot "longtemps" revient dans la phrase, il était suivi d'une virgule dans un premier temps, et ce procédé est fait ad nauseam. Une seule fois aurait été acceptable mais ce procédé stylistique est répété dans tout le roman.

 C'est un roman moins "rationnel" que L'homme sans qualités. Broch passe comme un vagabond d'une idée à une autre. Les digressions faisaient partie du roman de Musil mais ici elles sont moins bien rendues. Musil, avec sa prose, parvenait à étirer le temps, à nous laisser dans les méandres de nos pensées lorsqu'on lisait son roman et ainsi, une fois prisonniers de son écriture, en quelque sorte, il parvenait à nous éblouir de la façon qu'il voulait. Aussi, même si plusieurs thèmes sont rattachés à nos sociétés (ou à tout le moins à la société de l'époque), et donc à la réalité, je crois que Les Somnambules, et plus particulièrement cette première partie, prend l'art pour la suprême idole, comme Musil et L'homme sans qualités, qui, malgré un haut degré de scientificité dans le texte, avait, selon moi, beaucoup à offrir pour la formule de « l'Art pour l'Art ».

 Dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, les personnages se voient dans les yeux des autres personnages et tout n'est que reflet, perception d'une autre perception. Ici, c'est un peu le contraire : les personnages ont un "intérieur" très fort et tout passe par cette conscience de soi (même si Kundera dit, avec raison, que les romans de Broch ont moins de "subjectivité" que les autres modernes). Malgré le titre (et en particulier le mot romantisme), les passages pouvant s'apparenter au romantisme sont courts (pour ne pas dire inexistants) et le titre laisse plutôt penser aux "désirs" romantiques qui ne seront jamais atteints. Et ce désir perdu pourrait être le désir d'une époque révolu en littérature, celle du romantisme. Voici la première définition du petit Robert pour le mot "romantisme". Elle commence comme suit: « Mouvement de libération du moi, de l'art, [...] ». La "scientificité" relative des Somnambules se veut ainsi un combat contre « la libération du moi ». C'est à tout le moins la façon dont j'ai perçu le premier livre de la trilogie. 

On voit que Broch s'est inspiré des Affinités électives de Goethe et qu'il voulait en faire un roman moderne, un peu plus "scientifique" (et ensuite il semble avoir inspiré Kundera). Cela s'est fait avec beaucoup de succès, mais avec les années, on est plus à même de voir les nombreux défauts qu'il contient.

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