lundi 2 mai 2016

L'étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, Stevenson


Ma note : 9/10

Voici la quatrième de couverture: Ce célèbre roman ne se réduit pas à une histoire de double, une parodie de Frankenstein. Qu'est-ce qui se cache derrière la porte ? L'intérieur de notre être, où voisinent le civilisé et le sauvage, l'animalité et l'humain, la mort et la vie ? Ou bien un crime secret que nous devrions expier ? Les frontières entre le jour et la nuit s'estompent, comme dans le brouillard ou dans la pluie de Londres. La peur s'insinue en nous, notre identité personnelle vacille. Stevenson multiplie les points de vue, à travers diverses récits, dont le dernier, celui du docteur Jekyll, laisse ouverte une question : et si M. Hyde courait encore à travers le monde ? Hyde n'est pas seulement le mal que Jekyll a expulsé de lui. C'est plutôt la figure du malheur. Par elle, Stevenson a donné une forme à ses tourments. Par l'art, il a triomphé de ses songes cruels.

 Pour introduire Stevenson, j'aimerais vous présenter un passage du livre "Littératures" de Nabokov que l'on retrouve dans les éditions Robert Laffont :

 « Je tiens tout d'abord à insister sur un point essentiel : si "Jekyll et Hyde" a jamais été dans votre esprit une sorte de roman policier, ou un film, je vous en prie, oubliez complètement, chassez de vos mémoires, effacez, désapprenez, consignez à l'oubli toute idée de ce genre. Il est, bien sûr, tout à fait vrai que le court roman de Stevenson, écrit en 1885, est l'un des ancêtres du roman policier moderne. Mais le policier d'aujourd'hui est la négation même du style, n'étant, au mieux, que de la littérature conventionnelle. Franchement, je ne suis pas de ces professeurs qui se vantent naïvement d'aimer les romans policiers - ils sont trop mal écrits à mon goût et m'ennuient à mourir. Et l'histoire de Stevenson - Dieu bénisse son âme pure - ne tiendrait pas debout en tant qu'histoire policière. Ce n'est pas davantage une parabole ni une allégorie, car ce serait, dans un cas comme dans l'autre, une faute de goût. Elle possède cependant un charme particulier et bien à elle, si nous la considérons comme un phénomène de style. Ce n'est pas seulement une bonne histoire de croquemitaine, comme se l'est exclamé Stevenson au sortir d'un rêve dans lequel il l'avait visualisée, un peu de la même manière, je suppose, que la "célébration magique" avait fourni à Coleridge la vision du plus fameux des poèmes inachevés. C'est aussi, et c'est là le plus important, "une fable qui tient davantage de la poésie que de la prose ordinaire", et par conséquent une oeuvre d'art du même ordre que, par exemple, Madame Bovary ou les Âmes mortes. »

 Rares sont les écrivains et les romans de ce genre prisés par Nabokov. Pour lui, un roman est plus que son histoire et ils doivent donner des "frissons" entre les "omoplates" à leurs lecteurs. Bref, les mauvais lecteurs prennent les romans au premier degré sans vouer un culte à cet art. Dans le genre du Docteur Jekyll et M. Hyde, il en cite continuellement deux autres pour l'accompagner : La métamorphose de Kafka et Le manteau de Gogol. (Trois oeuvres fantastiques bien que Nabokov rajoute que pour lui tous les romans sont du genre "fantastiques".)

 On connaît tous un peu l'histoire de L'étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. C'est une seule et même personne, le docteur Jekyll qui crée un double "mauvais" de lui-même, M. Hyde. On peut certainement retrouver cette histoire de double intérieur dans une foule de clichés sociaux, dans la culture populaire, dans les théories de toutes sortes. Les romans et la fiction, d'une façon générale, influencent très souvent les penseurs. Freud et Sophocle, pour le complexe d'Oedipe, par exemple. Et de plus, Freud aurait pu appeler (selon Harold Bloom) ce concept le complexe d'Hamlet tellement il se rapproche du prince du Danemark. Mais pour le roman qui nous intéresse ici, ce qui m'est revenu en tête en premier, c'est la théorie de "l'ombre" de Carl Gustav Jung. Voyez ce qu'en disent Elie G. Humbert et Carl Jung (citation via wikipédia) :

 « Le point de départ est simple : la plupart des hommes ignorent leur ombre. […] Le plus souvent elle est projetée dans des troubles somatiques, des obsessions, des fantasmes plus ou moins délirants, ou dans l'entourage. Elle est « les gens », auxquels on prête la bêtise, la cruauté, la couardise qu'il serait tragique de se reconnaître. Elle est tout ce qui déclenche la jalousie, le dégoût, la tendresse. »

 « L’ombre est quelque chose d’inférieur, de primitif, d’inadapté et de malencontreux, mais non d’absolument mauvais. » « Il n’y a pas de lumière sans ombre et pas de totalité psychique sans imperfection. La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la perfection mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension. »

 Ainsi, nous voyons facilement l'influence considérable qu'a eue Stevenson sur la psychanalyse, même si le M. Hyde de Stevenson semble être davantage "méchant" que le concept de "l'ombre" de Jung. Le point intéressant avec ce roman, au-delà de la satire qu'il semble offrir (il y a notamment une volonté de l'auteur à vouloir réécrire Frankenstein "ironiquement"), au-delà aussi de toutes les explications "allégoriques" que l'on peut évoquer, c'est la forme employée par Stevenson qui nous permet de voir l'histoire (le mystère d'un homme qui est en fait un autre homme) sous plusieurs angles. Et la fin est extraordinaire parce que ce sera l'ultime version qu'on aura, soit celle du docteur Jekyll. On peut ressortir de ce roman avec une infinité de questionnements et analyser le roman de plusieurs façons.

 Le livre, qui est assez court, 100 pages tout au plus, se divise en 10 parties : dans la première, des personnages voient Hyde piétiner une fillette. Dans la deuxième, c'est du testament du docteur Jekyll dont il sera question : il lègue tout à Hyde et une enquête informelle débutera. Utterson, celui qui enquêtera, parlera du testament avec Jekyll dans la partie suivante et lui fera part de ses craintes de le voir tout léguer à Hyde. Dans la quatrième partie il y aura un autre crime de Hyde. Dans la cinquième partie, Jekyll assure à Utterson que Hyde n'est plus dangereux alors que dans le chapitre suivant Hyde est encore recherché et il semble s'être évaporé. Jekyll se cache aussi. Dans la septième partie, les deux comparses, Utterson et Enfield, rencontre Jekyll et font une découverte stupéfiante. Dans la partie suivante, Jekyll semble s'être fait assassiner. Et finalement, dans les deux dernières parties, nous aurons les versions du docteur Lanyon et de Jekyll.

 Nabokov semble avoir une fascination pour la dualité dans le roman. Le seul livre qu'il apprécie de Dostoïevski est Le double et cette histoire est celle d'un homme qui voit sa vie intérieure et extérieure chamboulée lorsque arrive une sorte de double de lui-même mais dont ses proches n'arrivent pas à bien saisir. Nabokov a même déjà écrit un roman semblable. Il avait pour nom La méprise. De plus, il apprécie au plus haut point La métamorphose de Kafka (il le classe parmi les quatre meilleurs livres du siècle) et on pourrait dire que ce roman présente lui aussi une forme de dualité : Gregor Samsa se réveille en insecte. Et selon moi, L'étrange Cas du docteur Jekyll et M. Hyde est proche de La métamorphose parce que pour ces deux romans nous vivrons l'expérience de "l'inquiétante étrangeté" si difficile à atteindre en littérature. Et comme La métamorphose, ici il n'y a pas un mot de trop (et c'en est de même des histoires de Poe). En ce sens (et en d'autres sens aussi) le présent roman est à mille lieues de Frankenstein même si l'histoire est aussi celle d'un docteur qui donne naissance à une étrange créature. Frankenstein est ancré dans la période romantique, avec les effusions de sentiments humains et le grand lyrisme qui le caractérise, alors que le docteur Jekyll et M. Hyde y va d'une précision chirurgicale sans un mot de trop. Je parlais d'Edgar Allan Poe un peu plus haut et je dois dire que j'y ai vu plusieurs liens avec ses enquêtes. Poe est l'inventeur du roman policier et Stevenson semble suivre ses traces et l'ambiance inquiétante qu'il crée se rapproche de celle de Poe. On pourrait, à la limite, placer le présent roman dans cette catégorie du policier, du suspence, et d'une façon plus générale du mystère. Même si Nabokov déteste cela. C'est manifestement un roman écrit avec habileté, il est ingénieux autant dans sa construction que dans son style. Je comprends mieux l'admiration de Nabokov pour Stevenson. Avant ma lecture, je me demandais bien ce qu'un auteur comme Nabokov pouvait trouver de bon à un écrivain comme Stevenson, étant donné que ce dernier semblait écrire des romans de "divertissement" simples, populaires, mais je me suis rendu compte qu'il est capable de créer une ambiance au-delà de ce que le talent peut apporter et dont seul le génie est capable.

On pourrait tracer une ligne de temps avec les romans suivants qui abordent (certains plus que d'autres) un peu les thèmes de la dualité, du double, de la confrontation avec son «moi»:

 --Le double de Dostoievski (1846)
--Jekyll et Hyde de Stevenson (1886)
--La métamorphose de Kafka (1915)
--La méprise de Nabokov (1934)
--L'autre comme moi de Saramago (2002)

 Il y en a plusieurs autres mais ces cinq sont les meilleurs, à tout le moins ceux qui font l'unanimité. 

En terminant, voici quelques citations tirées du roman et qui sont une bonne démonstration du talent de Stevenson:

 « M. Utterson, notaire de son état, était un homme à la mine austère que jamais n'éclairait le moindre sourire ; froid, le verbe rare et embarrassé, conservateur par conviction, maigre, long, poussiéreux, sinistre, et pourtant attachant à sa manière. Lorsqu'il retrouvait ses amis, et si le vin était à son goût, une lueur de profonde humanité s'allumait dans son regard qui, sans jamais trouver le chemin de ses propos, s'exprimait non seulement par ces messages muets de son visage de convive satisfait, mais aussi, plus fréquemment encore et de façon combien plus éloquente, dans les actions de sa vie. Il s'imposait une discipline sévère, buvant du gin lorsqu'il était seul, afin de mortifier son amour des grands crus, et, bien que très amateur de spectacle, n'avait pas franchi les portes d'un théâtre depuis une vingtaine d'années. Envers ses semblables, en revanche, il faisait preuve d'une indulgence sans limites, s'émerveillant même parfois de l'extraordinaire énergie qu'ils dépensaient pour commettre leurs méfaits. Et en toute extrémité, il était tenté de secourir plutôt que de censurer. "J'incline vers l'hérésie de Caïn, disait-il bizarrement : Si mon prochain choisit de se damner, je le laisse libre d'aller son chemin à sa guise." C'est ainsi qu'il lui était advenu à maintes reprises d'être la dernière fréquentation respectable de ceux qui couraient à leur perte, et d'exercer sur eux une influence bénéfique. Tant qu'ils continuaient à lui rendre visite, il ne leur témoignait pas l'ombre d'un changement d'attitude. » 

 « Or il arriva qu'au cours de ces flâneries, leurs pas les portèrent dans une ruelle située dans un quartier commerçant de Londres. La ruelle était petite et paisible, mais en semaine s'y déroulait un commerce fructueux. Les riverains étaient tous prospères, visiblement, et rivalisaient pour réussir mieux encore, investissant le surplus de leurs bénéfices dans la coquetterie ; si bien que les devantures des échoppes s'alignaient, le long de cette rue, avec un air d'invite, comme autant de files de vendeuses avenantes. Même le dimanche, alors que ses ornements les plus attrayants étaient voilés, et que la rue était pratiquement déserte, le contraste demeurait frappant avec le voisinage sordide. La ruelle brillait avec l'éclat d'un feu au plus profond d'une forêt ; et avec ses volets fraîchement repeints, ses cuivres soigneusement polis, son air parfaitement propre et pimpant, elle attirait et charmait au premier coup d'oeil les regards du passant. » 

 « Il était alors environ neuf heures du matin et le premier brouillard de la saison s'appesantissait sur Londres comme une chape de suie. Mais les assauts répétés du vent ébranlaient la résistance des nuées et tandis que le fiacre avançait péniblement par les rues, M. Utterson eut l'occasion de contempler une gamme infinie de teintes crépusculaires ; ici régnait une obscurité qui évoquait les ténèbres de la nuit ; plus loin, c'était une lueur brune, riche et sanglante, comme produite par une mystérieuse déflagration ; plus loin encore, l'espace d'un instant, le brouillard se déchirait et un rayon hagard de lumière diurne hasardait un regard entre les gerbes tourbillonnantes de la brume. Sous ces aperçus changeants, le sinistre quartier de Soho, avec ses rues boueuses, ses passants crasseux et ses lampadaires qu'on avait oublié d'éteindre, à moins qu'on ne les ait ranimés afin de lutter contre ce nouvel assaut funèbre de l'obscurité, semblait, aux yeux du notaire, un quartier de quelque cité de cauchemar. Les pensées qui emplissaient son esprit, d'ailleurs, étaient des plus sombres ; et lorsqu'il jetait un regard sur son compagnon, il ne pouvait se retenir d'éprouver cette terreur de la loi et de ses représentants qui s'empare parfois des plus honnêtes d'entre nous. » 

 Et voici maintenant la description de M. Hyde (à tout le moins un des points de vue) : 

 « - Difficile de le décrire. Il y a quelque chose de bizarre dans son apparence ; quelque chose de déplaisant, d'absolument détestable. Jamais je n'ai rencontré d'homme qui m'ait inspiré un tel dégoût, et pourtant je n'arrive pas à dire pourquoi. Je pense qu'il est atteint d'une sorte d'infirmité, mais je serais bien en peine de vous dire laquelle. C'est un homme d'une apparence extraordinaire. Non, mon cher, il n'y a rien à faire ; je suis incapable de vous le décrire. Et ce n'est pas que la mémoire me fasse défaut ; car je vous affirme que je le vois encore comme s'il était devant moi. »

2 commentaires:

  1. J'ai mis pas mal de temps à le lire car le sujet me semblait hyper connu et balisé, mais en fait si effectivement tout le monde connaît le fil principal du roman, il garde son suspense et son art de la narration. C'est du grand art.

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  2. Même chose pour moi, ça fait des années que j'hésitais parce que je pensais le connaître avant même de l'avoir lu alors que comme tu le dis il garde son suspense et c'est effectivement du grand art...

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